Mohamed Choukri et Tanger (les écrivains et leurs villes)
Souffles...
Mohamed Choukri et Tanger, Sayeh Habib et Saïda, Ahlem Mosteghanemi et Constantine, Med Meflah et Relizane… à chacun sa Mecque, son mur des lamentations, son miroir et son amour. Aux yeux des écrivains, les murs des villes ne sont pas des pierres, ils sont l’âme, la mère et la langue.
Les rues ne sont pas des allées et des trottoirs, elles sont les chansons, les amis et les avenirs. En août 1991, pour la première fois je visite Tanger. J’arrive dans cette ville légendaire pour rencontrer l’écrivain Mohamed Choukri, auteur du célèbre roman autobiographique Le pain nu, pour échanger avec lui sur l’audace de l’écriture autobiographique. J’ai mémorisé cette rencontre dans l’émission Akwas (Parenthèses) que je produisais et animais pour le compte de la Télévision algérienne. Nous arrivons au Maroc par route : le réalisateur, le caméraman, le chauffeur et moi-même. Il était presque minuit lorsque nous sommes arrivés à Tanger. Une ville légendaire grâce aux écrits de l’Américain Paul Bowles, le Français Jean Genet, l’Espagnol Juan Goytisolo et d’autres. Je n’avais pas l’adresse de Mohamed Choukri. Son téléphone à la maison ne répondait pas.
J’ai demandé à la première personne croisée dans la première rue : Connaissez-vous Mohamed Choukri ? Sans tarder, le monsieur m’a répondu : vous cherchez l’écrivain Ssi Mohamed, Ssi Mohamed Choukri ? Il nous a indiqué l’adresse du domicile. Après presque une heure de recherche, nous sommes arrivés devant l’immeuble.
Avant de franchir le portail, j’ai demandé à un jeune : SVP, à quel étage habite l’écrivain Mohamed Choukri ? Ssi Mohamed l’écrivain, W’lid Tanja (le fils de Tanger) habite sur la terrasse, avec son chien. Puis il a regardé sa montre en me disant : à cette heure, Ssi Mohamed n’est pas chez lui, vous le trouverez dans un des bar-restos sur la côte. Nous avons pris le chemin en direction du lieu indiqué. Après quelques minutes, nous nous sommes retrouvés devant une plage bordée par une vingtaine de bar-restos. J’ai demandé à un vendeur de cigarettes : dans quel bar trouverais-je Mohamed Choukri ? Il m’a regardé en commentant mon dialecte : Vous êtes Algérien, j’aime l’Algérie, j’ai travaillé cinq ans à Arzew. Puis il m’a guidé vers le premier bar, il a jeté un regard sur une montre collée au mur, derrière le comptoir, comme pour vérifier l’heure d’un rendez-vous, en me disant : à cette heure, Ssi Mohamed est installé dans l’autre bar, en m’indiquant le bar situé à quelques mètres. J’y rentre, le lieu est bondé, je demande au serveur si Mohamed Choukri est ici. Avec respect, il m’a répondu : (W’lid Tanja) Fils de Tanger était là jusqu’à deux heures du matin, mais à cette heure Ssi Mohamed est au bar d’à côté. Vers trois heures du matin, je l’ai retrouvé. Il était entouré de petites gens. À Tanger, tu n’as pas besoin d’adresse pour trouver Mohamed Choukri. Tout le monde le connaît : l’épicier comme l’étudiant, le barman comme le religieux, celui de la classe moyenne comme celui de la classe ouvrière, l’enseignant universitaire comme le pêcheur de sardines.
Il est adopté, aimé et respecté par tout le monde. Il est, à leurs yeux, le fils de Tanger. Il est l’icône de la ville. C’est lui qui a donné cette dimension mythique à leur ville. Pour eux, il n’existe pas de Tanger sans Ssi Mohamed Choukri.
Amin Zaoui
("Liberté")
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