Misericordia, Lídia Jorge (par Philippe Chauché)
Misericordia, Lídia Jorge, Métailié, Bibliothèque portugaise, août 2023, trad. portugais, Elisabeth Monteiro Rodrigues, 416 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Lidia Jorge Edition: Métailié
« Avant j’avais l’habitude de demander qu’on me lise les informations, mais maintenant je ne veux plus. Dans la vie, naturellement, le bien succède au mal, dans les journaux, au contraire, on ne fait qu’ajouter du mal au mal, j’ai dit. J’ai précisé cependant que j’aimais toujours écouter lire, à présent que je n’arrivais plus par moi-même ».
« Oh ! Joie, conduis-moi à travers la rue tortueuse – la mort dort à la porte. Je la chasse avec ton bâton ».
Elle se nomme Maria Alberta Nunes Amado, et on l’appelle Dona Alberti. Misericordia est son journal, le journal de sa vie en maison de retraite, transformé en roman par sa fille Lídia Jorge. Un journal enregistré entre le 18 avril 2019 et le 19 avril 2020 dans sa chambre de l’Hôtel Paradis devenu maison de retraite. S’y ajoutent des notes manuscrites que l’auteur a glissées en fin de chaque chapitre, qui sont comme des éclats de vie et de joie. Elle s’enregistre car elle a du mal à écrire, à former les lettres. Les mots et les phrases offerts ainsi par la mère deviennent un roman sous la plume de sa fille.
Le roman parfois donne corps aux mots murmurés, il leur donne force et grâce, il les sauve de l’effacement, de la disparition, il en va des mots comme des corps, porter leur trace, c’est les faire vivre. Lídia Jorge sauve sa mère, disparue depuis que ces mots et ses phrases offerts à sa fille sont devenus un roman.
Misericordia est un roman qui raconte le quotidien d’une pensionnaire, entre chambre et Salon Rose, de la chambre à la salle-à-manger. Dona Alberti raconte ce qu’elle voit, ses doutes, ses dialogues avec la nuit, les confidences échangées avec d’autres pensionnaires, une invasion de fourmis, l’arrivée de nouveaux pensionnaires, ses rêves et ses insomnies, ses levers et ses couchers avec l’aide des employées de l’Hôtel Paradis, tout y est vif, vivant, drôle, inspiré, troublant et profondément attachant, car Maria Alberta Nunes Amado est chaque jour éblouie par ce qu’elle vit, elle met à distance la mort qui aime à rôder dans ces demeures faites pour elle, ces antichambres de l’effacement. Sa fille recompose ce journal, un roman infidèle dit-elle, mais tellement fidèle aux éclats de rire et aux larmes de sa mère, ce roman est un hommage singulier, unique, troublant et admirable à sa mère, qui devient romanesque, donc vivante.
Lídia Jorge nous offre là un roman puissant, habité, attachant et sensible, un roman porté par une parole, pour qu’elle ne s’envole pas, mais continue à résonner dans les pages du roman. Elle s’approprie l’univers, le monde réel et inventé de sa mère, attentive à chaque chose, à chaque instant, à chaque visite dans son Hôtel Paradis, aux mots qu’elle oublie, qu’elle recherche et qu’elle finit par retrouver avec l’aide heureuse d’autres pensionnaires. Ces mots, ces phrases, portés par sa voix, augurent les mots et les phrases que sa fille va agencer, organiser, finalement composer. Lídia Jorge fait œuvre de compositeur à qui l’on transmet trois phrases d’une mélodie, et qui va par la juste composition donner vie à une œuvre, une symphonie de mots, de phrases, de rires, de soupirs et de regards.
« À ma demande ils ont laissé la fenêtre ouverte, mais dehors ce devait être la nouvelle lune parce qu’il n’y avait même pas un peu de clarté. Les chiens, muets, les couloirs silencieux, le noir, noir. À un certain moment, à une heure imprécise, la nuit s’est détachée de l’obscurité, elle est sortie des murs et elle s’est approchée de mon lit ».
« Au milieu de l’obscurité, ma main a dessiné
un filament et un verre-Aube.
Ma petite lampe allumée
Épargnée ».
Philippe Chauché
Lídia Jorge est publiée depuis 1989 par les Editions Métailié. On lui doit notamment : Le Jardin sans limites ; La Forêt dans le fleuve ; Nous combattrons l’ombre ; Les Mémorables ; Estuaire.
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