Mise au vert, Philippe Lacoche (par Murielle Compère-Demarcy)
Mise au vert, septembre 2019, 392 pages, 19 €
Ecrivain(s): Philippe Lacoche Edition: Les éditions du Rocher
Il faut agir : agir c’est se révolter. Et si la voix de l’insoumission gronde plus fortement au pays du Vaugandy et partout en France depuis 2017, comme elle s’entonnait sur Le chemin des fugues (Philippe Lacoche, éd. du Rocher, 2017), sans être suffisamment entendue, parions qu’elle devrait se faire entendre par cette Mise au vert qui nous replonge dans la vie aventureuse de Pierre Chaunier. Car cette « mise au vert » a de la verve et le verbe d’un grand cru, digne de la « Dive Bouteille » chère à François Rabelais. Autrement dit, ce nouveau roman de Philippe Lacoche a du corps, du nez, de la robe, du bouquet, de l’esprit, du mordant, de la couleur, des larmes. Sa fresque réaliste et visionnaire nous remet en bouche l’épicé et le brûlé d’un contexte social contemporain, sans oublier d’ajouter ce supplément romanesque aux arômes fruité, floral et succulent, que nous offrent les histoires d’amour.
Philippe Lacoche nous remet donc dans les pas de ce sacré Pierre Chaunier, au nom ô combien évocateur (« Chaunier » comme une contraction de « Chauny » d’où est originaire Philippe Lacoche et de son « Tergnier » natal, « Pierre Chaunier » aux initiales P.C., etc.). Philippe Lacoche, journaliste au Courrier Picard et écrivain, nous remet dans la vie de ce personnage attachant pour une mise au vertplus radicale sans doute que l’échappée belle prise via Le chemin des fugues, et le lecteur le suit, emporté par les touches caustiques d’un roman-miroir aux pigments romanesques tout en nuances subtiles de noir.
Pierre Chaunier… Les lecteurs ont fait la connaissance de ce personnage haut en couleurs tel un hussard rouge du 21e siècle et émouvant, dans Vingt-quatre heures pour convaincre une femme(éditions Écriture, 2015) et dans Le chemin des fugues (Prix littéraire des Hussards 2018, « Le prix synthétise l’esprit des hussards, comme le précise Éric Naulleau, Il est attaché au héros qui réenchante le monde et ne se contente pas de rester chez lui. Il ne lâche pas l’affaire »). Empêtré « comme (dans) une mélasse de réglisse » ou « de brou de noix » dans sa vie sentimentale comme dans la poursuite d’une vie ordinaire hissée à la hauteur de ses rêves d’une société meilleure : humaine, fraternelle, juste et libre (plus idéale qu’utopique), Pierre Chaunier nous invite dans cette Mise au vert « au bout du bout » du Pays du Vaugandy, cet « arrière-pays enclavé sauvage et perclus de légende » qui n’est pas sans rappeler la Picardie entre Amiens et Vervins en passant par la Thiérache. Vaugandy, le nom rime avec « nostalgie » que Chaunier porte en bandoulière, et personne d’autre que lui en parle mieux :
« C’est un pays particulier, très attachant. Les paysages ressemblent
à ceux de l’Irlande et on se trouve à deux pas de la Belgique ! On
dirait que la modernité, cette invention barbare, fugitive et si conne
n’est pas passée par là-bas. On y vit comme dans les années 1960.
Parfois, on se croirait même entre les deux guerres. Un délice !
La France comme on l’aime ; celle qu’on n’aurait jamais dû perdre ».
La France, que notre anti-héros aime tant qu’il se qualifie lui-même de « Français définitif » à l’instar de ses admirations littéraires : Kléber Haedens (qui figure dans la bibliothèque de l’Orangée de Mars et dont se saisit notre Pierre Chaunier lors de sa première visite chez sa dame de cœur…), Michel Déon, Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin. Le portrait autobiographique de Pierre Chaunier ne fait aucun doute, les points de ressemblance avec l’auteur sont nombreux : tous les deux sont journalistes, vivent dans la région amiénoise où ils fréquentent le BDLP (Bar de la Place), sont des nostalgiques au cœur sentimental, et de nombreux amis du « Marquis » des Dessous chics (chronique dominicale de Philippe Lacoche (Ph.L.) dans Le Courrier Picard) se reconnaîtront sous les traits de tel ou tel personnage (« l’Orangée de Mars » la rencontre amoureuse de Chaunier après une amère déception sentimentale avec « Géa, sa jeune chanteuse, son amour qui l’avait quitté sèchement le mardi 20 décembre 2011 » ; les connaissances et les amis : le barman du BDLP, « Pirate », Jean-Claude Depard « un grand costaud, longs cheveux blonds, un ancien légionnaire », Patrice Jaunard le « sacré Jaunard» selon le tic exclamatoire communément employé pour l’évoquer et qui ne manque pas de résonner en nous comme l’expression célèbre de Louis Jouvet dans Drôle de drame. Beaucoup d’autres éléments autobiographiques accessoirisent l’intrigue : l’irruption de plages musicales (musique rock, Sunny Afternoon des Kinks) ; la vieille Peugeot 206 de Chaunier/Lacoche ; sa fidélité à taquiner en tant que pécheur les carnassiers (cf. La solitude du pêcheur de fond in chronique des Dessous chics du dimanche 28 octobre 2018). Ce caractère autobiographique de Mise au vert en fait entre autres aspects « un roman à clés », ce qui ne laisse pas de créer un suspens alléchant que l’on retrouve également par le biais du personnage énigmatique Jaunard qui nous intrigue en même temps qu’il intrigue les deux protagonistes… Le personnage empli de panache de l’Orangée de Mars, mélange paradoxal dans l’allure et la personnalité, ajoute au charme romanesque :
« Pierre comprit alors pourquoi, malgré ses allures de baba cool foldingue et son côté hippie décontractée, elle gardait une allure altière de grande bourgeoise. (…) L’Orangée de Mars développait des manières de dame aisée de la bonne société qu’elle mâtinait de goûts, d’appétences, d’excès, de liberté d’ancienne soixante-huitarde délurée. Le mélange, détonnant, ne manquait pas de panache ni de piquant. En tout cas, il produisait sur Chaunier un effet ravageur (…) ».
La tendresse sentimentale de Pierre Chaunier, l’attrait irrésistible qu’exerce sur lui sa nouvelle conquête malgré une défiance acquise envers l’amour, touchent le lecteur ému par cette faiblesse : « Pierre comprit qu’il venait de se passer quelque chose de fort, contre lequel il luttait, jusqu’ici, de toutes ses forces. Là, il était en train de s’abandonner ; ses résistances venaient de lâcher ». Celle que son nouvel amour surnomme « l’Orangée de Mars », avec toutes ses nuances de noir, fait chavirer le cœur de celui qu’elle appelle « Chaunier » : « (…) d’un geste, d’un regard, d’une intonation, d’un mot, elle le séduisait et le faisait chavirer. Le souci – et il le savait – c’était qu’il ne faisait plus rien pour y résister. Pour résister au naufrage. Il se laissait couler à pic ; c’était si bon ». Pierre Chaunier dégage et porte en lui une sensibilité d’anti-héros auquel on s’attache.
Suspens, passages au pittoresque sentimental, personnages principaux profondément humains, images relevées dont Philippe Lacoche a l’habitude de nous régaler dans sa prose journalistique et littéraire (« cette mélodie inimitable, fondante et désaltérante comme un sorbet au pamplemousse »), analyses satiriques du capitalisme, du monde consumériste et virtuel, de la mondialisation ; nostalgie d’un journalisme à l’ancienne ; plages culinaires aussi indémodables que l’est la gastronomie française, l’omelette aux lardons et une scarole, le bar en croûte de sel avec les rattes du Touquet (tout gourmet culinaire salive et a des yeux de gourmandise…) – tous ces ingrédients rehaussent cette fresque romanesque, sociale et sentimentale.
Si Pierre Chaunier se montre grave, « trop sérieux » dit-il de lui-même, lorsqu’il nous parle de la société, il sait pour notre plus grand plaisir de lecteur nous régaler d’observations humoristiques par le biais de son narrateur. Ainsi alors que Chaunier évoque sa maison du faubourg de Ham dans un quartier populaire qu’il adore et où se trouve le liège local du Parti communiste français, une incise entre parenthèses nous livre ce commentaire savoureux : « (…) (quand il le découvrit, cinq jours après son emménagement, il y vit un signe du destin ; un tour malicieux de Dieu – trafiquant sympathique et bienveillant d’opium du peuple – du grand architecte de l’Univers – récupéré par les sociaux-traîtres-démocrates – ou de Karl Marx – bienvenue, camarade !) ». Comme le même Chaunier est un bon vivant et un partisan des belles choses qui fait plaisir à rencontrer (« L’Orangée de Mars croquait dans la vie comme dans un fruit mûr ; c’était aussi cela qui lui procurait un charme indicible. Difficile de lutter contre »). Le côté bon vivant des personnages principaux tout en affinités sentimentales se retrouve aussi dans l’art culinaire qu’ils pratiquent dans une coordination synchronisée (et qui met en appétit comme le poète Cendrars met en appétit dans sa poésie par son laissez-entrer, dans le faisceau des mots, de la vie pratique ordinaire telle que nous en jouissons dans la vie, comme le plaisir gourmet culinaire…). Ces passages laissent un goût exquis dans la bouche, L’Eau à la bouche aussi de Serge Gainsbourg, qu’évoque au passage Chaunier/Lacoche, prétexte à un développement tout aussi exquis…).
Le bonheur auquel Chaunier aspire (« une manière de communisme libertaire ») viendrait d’un équilibre dans l’ordre social et d’un accord entre ses dirigeants et ses gouvernés, au nom de la justice. Cet ordre social idéal, aux antipodes de la société en route vers l’ultralibéralisme dans laquelle ils vivent, Pierre Chaunier et l’Orangée de Mars s’entendent pour aller le chercher dans la fondation d’une communauté au pays du Vaugandy. Un phalanstère humaniste et libertaire se construit, peuplé d’une petite bande armée de ses idées originales. Un autre royaume s’ouvre : le « temple » vaugandien où « les copains » étoffent le lieu du phalanstère. La verve de Lacoche n’hésite pas à mettre le feu dans le lieu, complétant le caractère ardent de ses partisans. Un véritable pastiche, une allégorie à la hauteur d’un Jean de la Fontaine s’écrit à contre-courant du « politiquement correct » : une secousse tectonique comme tenta de l’être et tenta de l’éradiquer la ZAD et son éradication : à partir de la page 184, notre société connaît sous l’œil clairvoyant de notre Marquis des Dessous chics une radiographie (non une autopsie, d’où l’ardeur au combat de Chaunier et de ses acolytes) que l’on attend des vrais romans. Quelle force dans l’allégorie ! (Pierre Gattaz, les Gilets Jaunes que notre auteur avait PRESSENTI en les mettant en scène via « les pantalons verts ».
« Un coq, particulièrement agressif et tonitruant, était surnommé Adolph. Un lapin, un Géant des Flandres (…) répondait au nom de Churchill. Le plus sale et le plus mauvais cochon de la porcherie s’était vu affubler du sobriquet de Pétain » (…).
Il convient de lire ce livre pour en éprouver le séisme digne d’un Jupiter contré dans son avancée-éclair. Pierre Chaunier/Philippe Lacoche use(nt) d’une ironie anarchisante dont parle Jacques Darras dans sa traduction des meilleurs poèmes de Walt Whitman, quand le roman nous parle d’un monde qui réclamerait, peut-être oui, en l’occurrence, sa Mise au vert.
Murielle Compère-Demarcy
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