Michel Foucault, Œuvres I et II en la Pléiade
Michel Foucault, Œuvres octobre 2015. 2 tomes : 65 € chacun.
Ecrivain(s): Michel Foucault Edition: La Pléiade Gallimard
Michel Foucault en la Pléiade, on peut d’abord se demander ce qu’il en aurait pensé lui-même. Le penseur rétif aux honneurs, encore plus à la béatification, aurait peut-être eu quelques réserves. Pour nous, ses lecteurs (et auditeurs) de toujours, c’est une reconnaissance qui vient à point, l’année où il aurait eu 90 ans si la mort imbécile ne l’avait pas fauché trop tôt, en plein travail sur sa grande histoire de la sexualité. Ironie morbide de la Grande Faucheuse.
Philosophe ? Historien ? Sociologue ? Ecrivain ? Qui était Michel Foucault ? Tout cela sûrement, rien de cela, sûrement aussi. Foucault a inventé une niche unique dans l’histoire de la pensée française, qui inclut toutes les disciplines traditionnelles et les dépasse. Son dernier enseignement au Collège de France avait pour intitulé « Histoire des systèmes de pensée ». On s’approcherait plus alors de l’épistémologie.
Pour un philosophe, Foucault se réfère bien peu à la philosophie classique. La lecture de « Surveiller et Punir » ou de « Histoire de la Folie » pourrait suffire à s’en convaincre : Foucault ne s’y réfère qu’à des philosophes mineurs (Jeremy Bentham par exemple), à des documents obscurs, à des textes et règlements datés, à des procès-verbaux de police ou d’état-civil. Ces documents sont traditionnellement royaumes des historiens. Des historiens de son temps, comme Philippe Ariès, Jacques Duby ou Emmanuel Leroy-Ladurie, Foucault partage d’ailleurs l’ambition : ouvrir l’histoire à de nouveaux horizons, s’intéresser plus aux gens qu’aux faits, aux mentalités qu’aux événements. Il n’en reste pas moins que ce sont bien des problématiques philosophiques que renouvellent ses « histoires » (de la folie, de la sexualité), ses « archéologies » (des sciences humaines, du savoir), ses récits de « naissance » (de la clinique, de la prison). « Et j'ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c'est tout de même de la vérité que je m'occupe, je suis malgré tout philosophe. » Foucault a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie. Il n’a pas apporté une pierre de plus à l’édifice compartimenté de la pensée : en en abattant les cloisons, il en a bouleversé la structure. Il a rendu les disciplines perméables. Certains esprits dogmatiques le lui ont reproché. Or, c’est là l’un de ses plus grands apports.
Et la littérature ? Ses livres sont savants. Ils témoignent d’une érudition stupéfiante. Encore faut-il donner forme à l’informe de l’archive. Les citations, le maillage de références, la mise en scène d’épisodes historiques, tout, chez Foucault, est déplié, exposé dans une écriture tour à tour baroque et rigoureuse, austère et splendide, démesurée et classique. En bibliothèque, il se sent porté par les mots des autres. Leur intensité nourrit son écriture. « La lecture se prolonge, se renforce, se réactive par l’écriture, écriture qui est elle aussi un exercice, elle aussi un élément de méditation. » Le matériau des historiens et l’horizon tracé par les philosophes s’augmentent chez lui d’une exigence littéraire apprise auprès de Flaubert, Blanchot, Beckett. Le traiter de « styliste » serait réducteur. Foucault, qui se disait artisan, est un écrivain.
« Le travail d’écriture n’est jamais pour Foucault un simple jeu rhétorique, une question d’apparat, de mise en forme soignée ou retorse de thèses, d’idées qu’il détiendrait par-devers soi et dont il faudrait parfaire la présentation. L’écriture a constitué d’abord pour ce lecteur de Blanchot un exercice, une discipline physique, une ascèse journalière. » (Frédéric Gros. Introduction)
Outre un choix de textes brefs, articles, préfaces ou conférences, cette édition rassemble tous ses livres personnels. Leur influence est immense. Mais leur réunion ne vise pas à former une autobiographie intellectuelle. « Je ne veux pas de ce qui pourrait donner l’impression de rassembler ce que j’ai fait en une espèce d'unité qui me caractériserait et me justifierait. » Voyons plutôt en elle ce que Foucault disait d’Histoire de la folie en 1975 : « J’envisageais ce livre comme une espèce de souffle vraiment matériel, et je continue à le rêver comme ça, une espèce de souffle faisant éclater des portes et des fenêtres… »
Michel Foucault, le penseur le plus original de la « génération magnifique », celle des Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Derrida, Deleuze, a participé hautement de cette ébullition intellectuelle des années 60/70, mais lui a aussi souvent tourné le dos. Il est le plus inclassable des grands penseurs.
Cette édition de ses œuvres, à la houlette de Frédéric Gros, est le plus bel hommage qu’on pouvait rendre à cette immense figure de l’intelligence française.
Léon-Marc Levy
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