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Michel de Montaigne, artisan de la laïcité diversitaire (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 21.12.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Michel de Montaigne, artisan de la laïcité diversitaire (par Mustapha Saha)

 

 

Michel de Montaigne travaille dans sa bibliothèque, nichée dans une tour de son château, où les œuvres d’Aristote, d’Avicenne (Ibn Sina), d’Averroès (Ibn Rochd) occupent une place centrale. « Je passe dans ma bibliothèque la plupart des jours de ma vie et la plupart des heures du jour ». « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues. Tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici ».

Montaigne installe sa librairie, microcosme circulaire où la liberté se goûte dans la solitude, comme un poste stratégique, où il se protège des tumultes extérieurs et veille en même temps sur ses affaires. « Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ». « J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades ».

L’esprit réfractaire retrouve toute sa créativité dans le vagabondage. Le tempérament rebelle s’abandonne à l’inspiration du moment. Les livres, miroirs du monde et de soi-même, sont des compagnons fidèles et secourables. Le vécu se contextualise sans fioritures. Le lecteur s’invite dans le laboratoire d’idées. Les poutres et les solives sont gravées de citations emblématiques. « Il n’est rien de certain que l’incertitude » (Pline). Les apophtegmes s’incrustent dans l’architecture. La pensée montaignienne évolue dans la synergie des contradictions, du doute méthodique, de la vigilance relativiste, de la sagesse stoïcienne, de l’attente tactique. Notre être, dans ses intrications profondes, n’est-il pas un mélange des mélanges ? Lucrèce qui considère, comme son inspirateur Epicure, les sens comme uniques sources de connaissance, se sollicite comme référence. Les sens fournissent les clefs d’interprétation du réel, dessinent les cadres d’intelligibilité du factuel, guident l’agir contextuel. Montaigne s’installe dans l’hédonisme ascétique, carpe diem d’Horace en guise de lanterne « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain ».

L’art de vivre montaignien relie continuellement la médiation philosophante à la pratique quotidienne. Les consolations épicuriennes exorcisent les angoisses existentielles, les folies événementielles, les peurs convictionnelles. Le quadruple remède s’applique dans les actes ordinaires. Montaigne ne craint ni les dieux, ni les souffrances, ni l’inéluctable camarde. La première vocation du philosophe n’est-elle pas de guérir les humains des maux qui les accablent ?

« Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas » (Epicure, Lettre à Ménécée).

De la même manière, il faut se moquer du destin, qui n’est point le maître absolu des choses. Au-delà des prédispositions ataviques, la volonté particulière pilote la destinée singulière. L’existence autogérée est un projet continu. L’humanité fabrique elle-même ses malheurs parce qu’elle ne se contente pas de ses désirs naturels et nécessaires, largement suffisants pour satisfaire son bien-être physique et psychique, parce que la cupidité et la vénalité la poussent toujours plus loin dans la recherche des désirs non naturels et non nécessaires, ces maladies de l’âme instillées par l’égoïsme, ces propensions pathologiques à posséder et à dominer sans fin et sans besoin. Les discours politiques et les spéculations philosophiques, détachés des réalités mouvantes, ne sont que des rhétoriques stériles et des mystifications morales. Etrange résonance avec l’ère de l’insignifiance actuelle.

« C’est une chose bien singulière que les choses en soient arrivées à ce point, dans notre siècle, que la philosophie, ce soit, jusque chez les gens de grande intelligence, un vain mot, chimérique, qui se trouve n’être d’aucune utilité ni d’aucune valeur et dans l’opinion commune et en fait ».

Les modélisations abstraites excluent les subjectivités dynamisantes, imposent comme normes collectives des encadrements bureaucratiques, des conventions oppressives, des institutions répressives. La raison uniformisatrice, pouvant tenir deux positions contraires sans que l’une ou l’autre soit fausse ou vraie, est renvoyée à son objectivisme équivoque. Démystification prémonitoire du pouvoir technocratique. Pour Montaigne, la complexité de la vie, à l’instar des combinaisons infinies de la nature, se reconnaît dans ses manifestations protéiformes et sans cesse renouvelées. Se démasque l’illusion unitariste des doctrines instituées en systèmes immuables. L’idéalisme, comme le rationalisme, n’accouche, dans ses applications arbitraires, que du dogmatisme.

La méthodologie montaignienne est fondamentalement laïque, profondément ancrée dans la corrélativité naturelle et la relativité culturelle. La laïcité, du grec laikos, peuple, et du latin laicus, peuple des croyants par opposition au clergé, est définie comme opinion plurielle de la multitude, traversée de perplexités et d’indécisions. Montaigne préconise une laïcité déliée de toutes les parties, régulée par l’impartialité arbitrale, s’inscrivant en droite ligne dans la séparation de la politique et de la religion, conçue par Averroès (Ibn Rochd). Les choses du ciel appartiennent au ciel, les choses de la terre appartiennent à la terre. La transcendance s’évite. L’immanence s’invite sans billet retour. La laïcité n’est pas une opinion, mais une protection des convictions personnelles, une garantie de l’égalité différentielle et des libertés individuelles. Depuis l’avènement du monothéisme, les lois civiles se sont faites, à son image, monolithiques, rigoristes, inflexibles. La parole révélée ne souffre aucune antithèse. Depuis la conversion de l’empereur Constantin au christianisme, en ce quatrième siècle où la pensée canonique étrangle les philosophies anciennes, le verbe évangélique commande la loi séculière, les sentences bibliques téléguident les préoccupations journalières. Le totalitarisme étatique se légitime par l’irréfutabilité théologique. Ce n’est qu’après la révolution française, proclamant la souveraineté du peuple fondée sur la volonté générale des citoyens, que la politique se désacralise, que la foi s’individualise. L’approche de Montaigne se distingue des formalisations législatives de la liberté de conscience par son souci d’associer indissociablement la diversité et la laïcité, de poser la réciprocité comme preuve d’équivalence et l’expérience de l’altérité comme épreuve de reconnaissance. Transition décisive d’une culture exclusive à une culture cumulative, d’une perception verticaliste du monde, justificatrice des strates discriminatoires, à une immersion transversale et communicationnelle dans les complexités vivantes. Nulle conviction ne peut se prévaloir d’une quelconque prédominance historique ou philosophique. Seule prime l’éthique proclamée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Les écrits de Montaigne, malgré leur apparente hétérogénéité, présentent une cohérence d’ensemble malicieusement enchevêtrée de thèses antithétiques. Le dogme chrétien se ménage pour contourner la censure. Le bûcher s’évite au prix de loquacités préventives. Certes, les interrogations métaphysiques comblent les vides de la conscience face aux angoisses ontologiques, mais les considérations spirituelles ne sauraient se confondre avec les questions sociales, qui exigent des évaluations différentielles, des solutions concrètes et variétaires. Il n’est que des vérités circonstancielles, situationnelles. Nous ne connaissons Dieu que par les noms que nous lui attribuons, et ces noms lui sont extérieurs. Dieu est la complétude et la perfection, il n’a point besoin de nos prières pour être.« Puisque l’homme désirait tant s’égaler à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, de ramener à lui les qualités divines et de les attirer ici-bas que d’envoyer là-haut sa corruption et sa misère ». Nous prenons les mots pour les choses et les choses pour les mots. « Nous sommes creux et vides. Ce n’est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir. Nous avons besoin, pour nous réparer, d’une substance plus solide. C’est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de qualités essentielles que nous manquons. Et les ornements externes devront être recherchés plus tard, quand nous aurons pourvu aux choses nécessaires ». L’iconoclaste essayiste se détache de toutes les croyances, doctrines closes maintenues par les crédulités superstitieuses.

« Il est vraisemblable que le principal crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas ». Les démonstrations montaigniennes s’abreuvent aux réfutations sarcastiques de Lucien de Samosate. Si tout ce qui existe est écrit d’avance, à quoi servent les louanges et les sacrifices ? Comment croire à la providence dans un monde régi par l’iniquité et l’injustice ? Ne trouve grâce que le principe averroïste de la double vérité. Une même assertion peut être vraie du point de vue philosophique et fausse du point de vue théologique, et inversement. Une manière de signifier que les sentences religieuses ne sont vraies que pour ceux qui y croient. La célébration de la nature comme critère de validation est un retour au chamanisme, une revanche de l’immanence palpable sur la transcendance ineffable. « Nous avons abandonné la nature et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menait si heureusement et si sûrement ». Montaigne défend les sorcières de sa région, héritières des traditions druidiques. Les énergies cosmiques et telluriques nous instruisent. Chaque fois que les dérives civilisationnelles débouchent sur des horizons apocalyptiques, l’écologie redevient l’ultime recours, l’éternel retour, mais dès que la politique s’en empare, les principes de leurs vertus naturelles se déparent.

Toutes les expressions de la vie, humaines, animales, végétales, sont mues par les mêmes énergies minérales, les mêmes pulsations sidérales, les mêmes fluidités conglomérales. « Il y a un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures, qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle ». L’ethnocentrisme occidental, s’octroyant le monopole d’une science inégalable et d’une civilisation indépassable, est battu en brèche comme l’anthropocentrisme, faisant du genre humain l’unique espèce prédestinée à dominer les autres formes d’existence parce qu’elle s’autoproclame détentrice d’un esprit en connexion avec la volonté divine. Et pourtant, les humains et les animaux ne fonctionnent-ils pas avec les mêmes mécanismes organiques, les mêmes programmations génétiques, les mêmes transmissions génétiques ? n’ont-ils pas les mêmes manières de se mouvoir, de se nourrir, de se grouper, de vivre et de mourir ? Les animaux n’ont-ils pas une connaissance instinctive des secrets de la médecine, contrairement aux humains qui se laissent berner par le charlatanisme ? La théorie des correspondances va jusqu’à décrire la pratique religieuse des éléphants, qui font des ablutions, dressent leur trompe en guise d’imploration, fixent profondément le soleil levant, s’absorbent longuement en contemplation méditative.

Montaigne ne cesse de plaider pour un droit des animaux, qui les préserve des exterminations. Les animaux sont autant que les humains dotés d’intelligence, de roublardise et d’espièglerie. Le mulet de Thalès, trébuchant par inadvertance dans un gué et s’apercevant que l’eau dissout la charge de sel qui l’écrase, recherche, dès lors, le secours des ruisseaux pour s’alléger, jusqu’au jour où son stratagème est découvert et qu’il est lesté de sacs de laine. Contrairement aux humains qui transforment leurs vices en mode de vie, les autres vivants n’usent de la ruse que pour échapper aux brimades. L’instinct de survie des animaux leur permet de puiser leurs remèdes dans la nature, et d’en déjouer les pièges. Ne connaissent-ils pas les mouvements des astres pour se guider et les vertus des plantes pour se guérir ? Dire des animaux, pour les déprécier, qu’ils ne tirent leur science instinctive que de la nature, c’est leur reconnaître un titre dont les humains sont, en grande partie, dépourvus. L’humanité n’est-elle pas, a contrario, la seule espèce vivante à inventer la guerre pour s’entretuer, se ruiner, s’autodétruire. Les animaux nous apportent, quand nous nous donnons la peine de les découvrir, tels qu’ils sont et non tels que nous les fantasmons, autant de richesses intellectuelles et spirituelles que les cultures lointaines. Leur diversité nous éclaire sur notre propre passé et notre propre futur. A condition que nous nous affranchissions de nos préjugés sur tout ce qui nous semble étrange. « Il n’y a d’autre bête au monde à craindre pour l’homme que l’homme ».

Montaigne se veut un interprète de la réalité et non un proférateur de vérité. L’humain n’est pas un concept fini et défini une fois pour toutes, mais une réalité vivante en perpétuelle transformation. L’humain n’est ni une identité magnétique, ni une unité statistique, ni une quiddité stable, ni une marchandise rentable. Chaque être est un monde en soi. Chaque être reflète son environnement de manière incomparable. L’humanité entière est une somme de singularités irréductibles les unes aux autres. Et en même temps, « qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Les variations discursives de Montaigne épousent les fluctuations observatives. Ce relativisme prospecteur des possibles puise ses illustrations dans le scepticisme antique, dans les savantes extrapolations du socratisme, de l’épicurisme, du pyrrhonisme, du stoïcisme sans jamais verser dans le nihilisme. Les certitudes, toujours menacées par des certitudes antagonistes, ne sont-elles pas les ferments de tous les conflits ? Les guerres intestines déroulent leurs purifications sanguinaires, leurs monstrueuses exterminations, leurs abjectes justifications. Les tyrannies ne creusent-elles pas leur lit dans le fanatisme ? L’intransigeance religieuse, dès qu’elle se constitue en faction armée, perd sa foi et sa loi, bascule dans l’inclairvoyance passionnelle et l’hystérie collective. La promesse du paradis se réalise sur terre en apocalypse.

En ce siècle terrible des guerres de religion, l’idée de la laïcité se profile comme alternative à la terreur inquisitrice, une laïcité fondée sur la conscience individuelle et collective de la diversité, au-delà de la philosophie de la tolérance qui n’est, en dernier ressort, qu’une attitude résignative. La société civile se constitue de ses multiples composantes, qui s’enrichissent mutuellement de leurs différences.

« Cela ne m’effraie pas du tout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux dautrui, et je ne me coupe pas pour autant de la sociétédes hommes qui ont un autre point de vue et sont dun autre parti que le mien. Au contraire, comme la diversité est la méthode la plus générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits d’une substance plus souple et plus susceptible d’avoir des formes variées, je trouve qu’il est bien plus rare de voir s’accorder des caractères et des desseins. Et il n’y eut jamais au monde deux opinions semblables, pas plus que deux cheveux, ou deux grains. Leur façon d’être la plus générale, c’est la diversité ». Toutes les confessions se valent et s’équivalent.

« Tout cela, c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses. Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une créance contraire ».

Montaigne s’attaque frontalement à certains vices, considérés comme signes d’omnipotence quand ils s’exercent au profit de l’ordre établi, l’orgueil, la vanité, l’outrecuidance, l’ambition, la condescendance, qui caractérisent l’esprit malin. L’honnête homme se reconnaît à son altérité. Il se mêle aux autres peuples et prend autant plaisir à la découverte de leur culture qu’à la connaissance de la sienne. Le voyage ouvre les chemins de l’épanouissement. La volupté du mouvement, la délectation de l’errance, l’exploration des différences fécondent une éthique, une poétique et une esthétique de fraternité solidaire et d’interactivité stimulante. « Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui et puis c’est tout. Il faut les faire nôtres. Nous ressemblons à celui qui, ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin et, y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi ».

La démarche montaignienne se symbolise par la balance gravée de la question pyrrhonienne « Que sais-je ? ». Tout se pèse et s’évalue. A commencer par les vérités toujours oscillantes, vacillantes, multiformes. La raison humaine est une équerre de sourcier. Elle flotte. Elle grelotte. Elle tremblote avant de repérer le point focal, qui s’avère un bon repérage ou un pur mirage. Les plaisants chercheurs des causes, obsédés par les retombées potentielles, spéculent sur des nébuleuses virtuelles et oublient les matérialités nourricières. La foi sans conscience se saborde dans son expérience. Les humains, à force de prendre leurs comédies pour sérieuses occupations, deviennent les pantins de leurs propres farces. Les masques et les apparences se substituent à la vie. La peau ne se distingue plus de la chemise. A force de s’enfariner le visage, on s’enfarine le cœur. Les gens se confondent avec les fourberies de leurs fonctions sociales et finissent par n’être que des déloyautés ambulantes.

Le motif de la vanité tisse et retisse les fils rouges des dépravations sociales, des corruptibilités pathogènes, des dérives psychogènes. L’époque de Montaigne s’illustre par les vanités en peinture, des œuvres iconiques sur la précarité de la condition humaine. Ici-bas, tout est éphémère, tout s’achève en chimère. La vie n’est-elle qu’une transition matérielle, inconsciente de sa propre essence ? A quoi sert au mortel son identification divine ? L’approche transversale, plurale, diversitaire, s’oppose à la logique pyramidale, exclusive, dissociative, meurtrière. Montaigne traque, dans ses derniers retranchements, la vanité rationnelle, qui prétend fournir des solutions imparables, et qui n’ajoute, en théorie, que des contradictions aux contradictions, et, en pratique, des impasses aux impasses. Demeure une évidence, toute existence est mutante. Tout état est fugace. Tout être est périssable. Comment la raison peut-elle avoir prise sur des choses sans cesse changeantes ? Le langage qui nomme est lui-même continuellement renommé. Il n’y a ni concepts infrangibles, ni définitions intangibles. Les discours, pour éviter les assurances illusoires et les serments décisoires, doivent plier leur lexique aux transmutations sémantiques. Les cohérences philosophiques se tissent dans les mosaïques paradoxales. La coexistence de toutes les opinions n’est possible que dans un cadre profane, qui les admet toutes et n’en distingue aucune.

Montaigne initie la critique radicale de l’européocentrisme, qui se donne comme excellence et précellence. Or, le monde n’est ni statique, ni monolithique. Le concept de diversité est formulé dans toute sa portée philosophique et pratique. L’humanité ne se développe et ne se perpétue que par ses métissages. Une philosophie de la conscience, hérétique, autonome, indépendante, active, animée de volonté constructive et d’audace inventive. Une préscience de l’autogestion.Non point une morale, imposée par des impérativités sociales, mais une éthique détachée de toute contrainte, cultivée dans ce jardin secret que nous sommes seuls à connaître.

« Nous devons nous bâtir un modèle intérieur qui soit la pierre de touche de nos actes, et en fonction de lui, tantôt nous féliciter, tantôt nous réprimander. J’ai mes propres lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y réfère plus qu’à d’autres ».Il n’est d’authentique citoyenneté que la citoyenneté du monde. « Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. Quand on demandait à Socrate d’où il était, il ne répondit pas d’Athènes, mais du monde ».

La conquête du nouveau monde par le catholicisme génocidaire, l’évangélisation ethnocidaire, démontre, en arrière-fond, de quelles machinations politiques la religion est capable pour étendre sa puissance.

« Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés, passés au fil de l’épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée dans l’intérêt du négoce des perles et du poivre… Beau résultat ! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés ouvertes n’ont poussé les hommes les uns contre les autres à de si horribles hostilités et à des désastres aussi affreux ».

« Peu importent leurs noms, car ils n’existent plus ; la désolation due à cette conquête, d’un genre extraordinaire et inouï, s’est étendue jusqu’à l’abolition complète des noms et de l’ancienne topographie des lieux ».

« Notre monde vient d’en découvrir un autre. Et qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous-mêmes avons ignoré celui-là jusqu’à maintenant ? ».

Montaigne donne, en exemple, le sort terrible réservé au roi du Pérou par les conquérants espagnols, qui, non contents de récupérer, en rançons et butins, l’essentiel de ses richesses, le dépouillèrent jusqu’à l’os.

« Il leur prit cependant l’envie de voir, au prix de quelque trahison que ce fût, ce que pouvait contenir encore le reste des trésors de ce roi, et de profiter pleinement de ce qu’il avait conservé. On l’accusa donc avec de fausses preuves, de vouloir soulever ses provinces pour recouvrer sa liberté ; et par un beau jugement, rendu par ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de cette machination, on le condamna à être pendu et étranglé publiquement, non sans lui avoir évité d’être brûlé vif en lui administrant le baptême pour se racheter lors de son supplice : traitement horrible et inouï, qu’il supporta cependant sans s’effondrer, avec une contenance et des paroles d’une tournure et d’une gravité vraiment royales. Et pour endormir les peuples stupéfaits et abasourdis par un traitement aussi exceptionnel, on simula un grand deuil, et on ordonna que lui soient faites de somptueuses funérailles ».

Le pouvoir religieux exécute ses homicides en chaîne dans l’impunité totale. Le pacifisme métaphysique s’accomplit dans l’anéantissement physique. La surenchère tortionnaire se termine dans la jouissance sadique. Comment ne pas penser aux atrocités des dernières guerres coloniales ?

« A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d’autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse ».

« Pour tuer et manifester en même temps leur colère, les tyrans ont employé toute leur habileté à trouver le moyen de faire durer la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais pas trop vite, pour avoir le temps de savourer leur vengeance. Et là, ils sont bien en peine : car si les tourments sont violents, ils sont courts ; et s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré. Les voilà donc à utiliser leurs instruments de torture ».

L’inquisition ouvertement se dénonce. Tout pouvoir politique est corrupteur, générateur de cynisme et de sadisme. Entre absolutismes en lutte, féodalisme, catholicisme et monarchisme, conservatisme, fanatisme et modernisme, nulle espérance ne se dépiste. Montaigne brouille sciemment les pistes pour libérer sa réflexion des entraves institutionnelles. Son capharnaüm philosophique est l’expression même de la diversité et de la laïcité. Se magnifient les mystères divins quand ils s’harmonisent avec la télesthésie chamanique. Se valorisent les préceptes religieux quand ils prodiguent des principes éthiques. S’anoblissent les conduites quand elles puisent leur exemplarité dans les vérités mythologiques. Une pensée sensualiste, dynamique, en interrogation permanente sur son efficience dans la pratique. S’explorent les odeurs, les saveurs, les couleurs, les mystères des ombres et des lumières, des clairs et des obscurs, des pleins et des vides, toutes les subtiles différences entre choses semblables. L’atomisme lucrécien se décline en phénoménologie de la perception. S’ouvrent dès lors les possibilités infinies de sensibilités connectives, de réceptivités constructives, d’affinités créatives.

 

Mustapha Saha

 


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A propos du rédacteur

Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.