Meurtres à Mahim, Jerry Pinto (par Patrick Abraham)
Meurtres à Mahim, Editions Banyan, mars 2021, trad. anglais (Inde) Patrice Ghirardi, 230 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Jerry Pinto
On peut lire Meurtres à Mahim, le deuxième roman de Jerry Pinto à être traduit en français après Nous l’appelions Em (Actes Sud, Lettres indiennes, 2015), comme un polar particulièrement bien ficelé : qui a tué Lachhman S. Parthusta, alias « Proxy », jeune homme d’une vingtaine d’années dont on a retrouvé le corps poignardé et mutilé (un rein grossièrement prélevé) près des urinoirs publics de la gare de Matunga, dans une banlieue de Bombay ? Est-ce un assassinat homophobe, un règlement de compte, une vengeance, une affaire de trafic d’organes ? Peter Fernandes, journaliste d’investigation à la retraite, avec l’aide de l’inspecteur de police Shiva Jende, un camarade d’études, va mener l’enquête. Rebondissements, fausses pistes, faux suicide, nouveaux meurtres, dénouement à la fois surprenant et prévisible tiendront en haleine jusqu’à l’ultime page selon les conventions du genre.
On peut lire Meurtres à Mahim comme l’histoire d’une crise personnelle : Peter Fernandes, à cinquante-trois ans, vient d’apprendre que son fils unique, Sunil, de l’âge de « Proxy », activiste engagé dans diverses causes humanitaires, est sans doute gay lui-même. Pour un intellectuel aux idées larges comme lui, le choc est pourtant rude – et d’autant plus que le nom et le numéro de Sunil figurent sur le téléphone portable de la victime. Son enquête, forcément, ne ressemblera pas aux autres.
On peut lire Meurtres à Mahim comme un récit poétique où la nuit suspend le jour. Le jour : la capitale de l’Etat du Maharashtra telle qu’elle se voit ou voudrait qu’on la voie, peut-être ; la nuit : les lieux de drague (les urinoirs de la gare de Matunga, on l’a noté, mais aussi le quai n°1 de la gare de Bandra, les allées obscures du parc Shivaji et d’Oval Maidan, etc., ces repères permettant de tracer une espèce de parcours urbain secret recouvrant peu les itinéraires obligatoires) à une époque où un article du Code pénal criminalise encore fellation et sodomie (le sinistre paragraphe Section 377, héritage de l’ère victorienne, aboli et déclaré inconstitutionnel en septembre 2018 seulement) et favorise les chantages de la police : on apprend vite, d’ailleurs, que « Proxy » servait d’appât pour les agissements lucratifs de deux flics sans scrupules, Pagmat et Durra, ce qui leur coûtera cher.
On peut lire Meurtres à Mahim comme un hommage rendu aux invisibles, aux minoritaires du désir dans une société puritaine et conservatrice où chaque mère de famille a l’impression que l’univers s’écroule autour d’elle si elle découvre qu’un fils pourrait ne pas se marier et ne pas lui donner de petits-enfants : le comportement de Millie, l’épouse de Peter Fernandes, dans le dernier chapitre, suite aux confidences de Sunil, sera en ce sens aussi imprévu qu’exemplaire.
On peut lire Meurtres à Mahim comme une dérive captivante à travers l’énorme agglomération bombayenne, mégapole-monde aux violents contrastes comme Calcutta et Delhi mais superlativement* – non le Bombay de Malabar Hill, de la modernité clinquante, du Taj Mahal Palace et des superproductions de Bollywood, mais celui des quartiers pauvres, des trains bondés, des chawls, ces immeubles déglingués avec toilettes et cuisine communes obligeant les jeunes garçons, chaque matin, à aller se soulager et se laver dans la rue, et des rôdeurs nocturnes.
On peut lire Meurtres à Mahim comme une sorte de virée lexicale puisque plusieurs expressions hindi et marathi agrémentent et singularisent la narration : gandugiri, commerce sexuel tarifé (terme très méprisant) ; dishoom-dishoom, coups de feu ; khachack-khachack, coups de couteau ; ay darpok, hé trouillard ; ab teri baari, tu seras le prochain ; kya bataoon, comment dire, etc. Le goût des mots même les plus crus dans leur étrangèreté participe au « plaisir du texte ».
Rares sont les œuvres littéraires du sous-continent à présenter des intrigues et personnages gays. R. Raj Rao a été l’un des premiers avec The Boyfriend en 2003 (une belle réussite, également) dont l’action se situait déjà à Bombay et qui a connu un relatif succès international (traduction française médiocre sous le même titre au Cherche-Midi). Jerry Pinto a donc fait preuve d’un courage militant certain en publiant ce polar. Né en 1966, originaire de Goa et de culture catholique comme Peter Fernandes, on suppose qu’il y a mis beaucoup de lui-même. Les amateurs de thrillers ainsi que les amoureux de l’Inde, de l’Inde réelle, parfois brutale mais toujours, à sa façon, fascinante dans sa diversité inépuisable, lui en sauront gré.
Patrick Abraham
* Cf. Love and Longing in Bombay, stories, Vikram Chandra (1997). Prix des Ecrivains du Commonwealth.
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