Messe pour la ville d’Arras, Andrzej Szczypiorski (par Léon-Marc Levy)
Messe pour la ville d’Arras, Andrzej Szczypiorski, mai 2021, trad. polonais, François Rosset, 165 pages, 18 €
Edition: Editions Noir sur BlancDans les grammaires du pouvoir en crise, le Juif est un syntagme central, articulé entre le désespoir d’une opinion publique et la faiblesse d’une autorité qui se veut à l’écoute de la vox populi pour sauver sa pérennité. Dans l’hystérie qui saisit les foules en temps de crise – une épidémie de peste dans ce roman –, la question de l’hystérique au maître politique et/ou spirituel se fait pressante, impérative : « tu dis que tu es le maître, prouve-le ! » – et pour ce faire, il faut trouver le responsable de la crise. Satan n’est pas loin – nous sommes au XVème siècle –, seul le Diable peut avoir déclenché cette malédiction sur Arras. Le Diable, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs sur terre : les Juifs. La haine du Juif consubstantielle à la haine de soi, qui la révèle et la propage, lui donne les ailes lourdes de la foule en colère. Que le Juif soit le premier déversoir de la peur est une constante historique universelle.
« Ce fut un jour sans fin. À midi, on exécuta le chef de la communauté. Les gens marchaient de nouveau sur la porte occidentale. Une sorte d’inassouvissement étreignait les cœurs. […] Le feu ravagea de nouveau quelques maisons juives. C’était un mélange de cris, de prières et de jurons, et le son des cloches, par-dessus ce tumulte, battait l’air en cadence ».
Mais après le Juif, la porte est ouverte à toutes les victimes expiatoires possibles, responsables spirituels ou politiques, riches marchands. Le tissu social se délite, ne filtre plus les excès, laisse éclater au grand jour les conflits interpersonnels larvés. Les jalousies, les rancunes déferlent et les autorités n’ont plus de prise, obsédées par la crainte de perdre leur pouvoir, débordées par la populace.
Dans sa préface, le traducteur François Rosset met en parallèle la fiction de ce roman et les événements réels qui survinrent en Pologne en 1968 où la révolte des étudiants et intellectuels avait été réprimée par des purges et des rétentions abusives, touchant en particulier les Juifs. Dans tous les cas, au-delà des parallèles possibles avec l’actualité et les préoccupations de l’auteur à l’époque de l’écriture de ce livre – vers 1970 – ce récit atteint sans peine à l’universel, propose une illustration passionnante des effets d’une crise majeure sur la Cité en pointant les symptômes constants issus d’un déséquilibre inattendu. Michel Foucault a théorisé la Cité comme résultante de l’équilibre des tensions (In surveiller et punir) : que cet équilibre se rompe et la Cité devient impossible. La faim, la peur, créent les désordres les plus terribles qui sèment la terreur et la mort dans la ville déjà durement affaiblie par la maladie, aucun tabou, aucune règle morale ne résiste au désespoir.
« La perspective d’un pillage aisé enflammait l’imagination des brigands de tout le duché. Ils venaient sans gêne, des provinces les plus lointaines, pour s’engraisser aux portes de la ville agonisante. […] Chez nous, à Arras, la faim prit des proportions effrayantes. Il fallut monter la garde au cimetière, car certains, abandonnant toute pudeur et tout sentiment chrétien, s’attaquaient aux tombes fraîchement creusées et faisaient ripaille dans la puanteur des cadavres. On nous rapporta au Conseil qu’une femme avait étouffé l’enfant qu’elle venait de mettre au monde, l’avait cuit et mangé, laissant à ses autres enfants boire l’eau de cuisson ».
On est au grand basculement du rapport de l’homme à la mort, celui que Philippe Ariès (L’homme devant la mort) décrit comme le passage du stade de la mort apprivoisée du Moyen âge à la mort ensauvagée des temps qui annoncent la Renaissance en Europe. La mort chrétienne, docile et acceptée, a laissé place au doute moderne sur la survie post-mortem, la perspective d’une mort-anéantissement terrifie car elle annonce l’obscurité, le vide absolu, le rien, « là où n’existe même plus la conscience de ce vide infini, c’est-à-dire que ce vide lui-même n’existe plus, qu’il n’y a plus rien… ». Toute hiérarchie sociale s’effondre, livrant chacun à sa solitude originelle, sans protection, sans tutelle, nu devant l’effroi.
La litanie stylistique du roman fascine par son obstination. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen, résonne en début de nombreux paragraphes, s’élève en une prière des désespérés, dans une ville qui résonne de crimes, d’accusations et de punitions sanglantes. L’index populaire écrase aveuglément. Szczypiorski, dans une allusion transparente aux procès de Varsovie de 1968, glisse cet aphorisme saisissant : « Ils avaient abandonné leur conscience au troupeau comme des moutons, comme des boucs maudits. Personne parmi eux n’avait compris qu’il n’y a pas au monde de tyrannie plus tyrannique que l’unanimité, d’obscurité plus obscure que l’unanimité, de bêtise plus bête que l’unanimité ».
L’épidémie d’Arras souffle sur toutes les sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui, comme une menace, réelle ou métaphorique, sur nos cités.
Léon-Marc Levy
Andrzej Szczypiorski, né à Varsovie le 3 février 1928, mort dans la même ville en 2000 (à 72 ans), est un écrivain, scénariste, homme politique polonais. Il participa à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale comme combattant de l'Armée Populaire, participant à l'Insurrection de Varsovie, prisonnier du camp de Sachsenhausen, militant de l'opposition démocratique au régime de la République populaire de Pologne à partir des années 1970 puis sénateur lors des premières élections libres en 1989.
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