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Mes petites guerres de libération, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 09.03.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Mes petites guerres de libération, par Kamel Daoud

 

Kamel Daoud, notre ami et chroniqueur depuis la création de la Cause Littéraire (5 ans déjà !), nous adresse ici un salut en forme de bilan personnel, avant d'aller vers de vastes horizons littéraires, où nous le suivrons pas à pas. Nous continuerons aussi à publier des chroniques signées de lui, un choix de textes allant de mai 2009 à aujourd'hui. Nous nous tenons fermement à ses côtés !

 

En règle générale, je n’aime pas parler à la première personne. Le « je » est un abus. Encore plus chez un journaliste. Cela me gêne comme une carapace ou un maquillage. Cela me rappelle ces egos démesurés qui croissent chez les « engagés », les militants, les intellectuels ou chez les bavards. Ecrire est une exigence de la lucidité et cela impose de s’effacer. Au « je », je préfère l’artifice de « chroniqueur ». Un statut d’administrateur de la métaphore. Cela me permet d’écrire tout en gambadant, libre, derrière les mots. Cela donne de l’importance à l’Autre. Laisser courir un vent. Ouvrir une fenêtre sur une poignée de main. Ecouter et rester un peu immobile pour voir surgir l’inattendu dans le buisson des verbes. Exprimer des idées sans les alourdir par son propre ego.

Trêve. Le sujet est aujourd’hui une explication et un remerciement. D’abord il me faut expliquer pourquoi je choisis de me reposer. Et ma raison première est ma fatigue. Ecrire c’est s’exposer comme a dit un collègue, mais c’est aussi s’user. Il y a en Algérie une passion qui use, tue parfois, fatigue ou pousse à l’exil immobile (rester chez soi, dans sa peau), ou à l’exil qui rame (partir ailleurs). Nous sommes passionnés par le vide en nous mais aussi par notre sort. Cela nous mène à des violences qui ont parfois l’apparence d’une folle affection ou d’une exécution sommaire par un peloton de désœuvrés. Ou à des procès permanents de « traîtrise » avec le bout des lèvres. Les verdicts des Algériens sur eux-mêmes ont la force des radicalités. Et, durant des années de métier, j’ai subi cette passion. J’ai fini par incarner, sans le vouloir, les contradictions de l’esprit algérien, ses affects, passions et aveuglements. Palestine, religion, femme, sexe, liberté, France, etc. J’ai parlé, parce que libre, de ces sujets parce qu’ils m’interrogeaient et pesaient sur ma vie. Cela a provoqué des enthousiasmes et des détestations. Je l’ai accepté jusqu’au point de rupture où l’on vous traite de Harki et de vendu ou de sioniste. Puis j’ai vécu le succès jusqu’au point où les récompenses dans le monde me faisaient peur chez moi à cause de notre méfiance et nos haines trimbalées comme des chiens domestiques. J’ai écrit jusqu’au point où je me sentais tourner en rond ou être encerclé. Et j’ai donc décidé, depuis quelques mois, d’aller me reposer pour essayer de comprendre et retrouver des lectures et des oisivetés. Il se trouve que cette décision, prévue pour fin mars, a été précipitée par « l’affaire Cologne ». J’ai alors écrit que je quittais le journalisme sous peu. Et ce fut encore un malentendu : certains ont cru à une débandade, d’autres ont jubilé sur ma « faiblesse » devant la critique venue du Paris absolu et cela m’a fait sourire : si pendant des années j’ai soutenu ma liberté face à tous, ce n’est pas devant 19 universitaires que j’allais céder ! Le malentendu était amusant ou révélateur mais aussi tragique : il est dénonciateur de nos délires.

Dans l’affaire « Cologne », j’ai fini par comprendre que je n’étais que le déclencheur de quelque chose qui couvait et qui attendait. Le délire était si rapide et si disproportionné qu’il est devenu plus intéressant que mes propos. J’ai donc décidé d’arrêter et de ne pas répondre car cela était inutile pour la lucidité. Amusant donc mais clinique surtout. Ce que j’ai écrit sur nos liens malades avec le désir, le corps et la femme, je le maintiens et le défends cependant. Ce que je pense de nos monstruosités « culturelles » est ce que je vis, par le cœur et le corps, depuis toujours. Je suis algérien, je vis en Algérie, et je n’accepte pas que l’on pense à ma place, en mon nom. Ni au nom d’un Dieu, ni au nom d’une capitale, ni au nom d’un Ancêtre. Et c’est pourquoi les immenses soutiens et messages de solidarité que cela a provoqués m’ont ému : ils témoignaient d’un désir de partage, de compréhension. L’enjeu était plus grand que ma petite personne : pouvoir dire librement, sans tomber dans la compromission au nom d’une culture, d’une race ou d’une connivence ; pour me soutenir, certains ont mis de côté leurs convictions car il s’agissait de liberté. Et certains ont témoigné de leur honnêteté en refusant les inquisitions et les récupérations. Et certains ont saisi qu’il s’agissait d’un droit chez moi, chez les miens, que de m’élever contre ce qui nous abaisse au nom d’une croyance. Le postcolonial ne doit pas être cécité et la « différence » ne doit pas excuser la barbarie. Je ne suis pas islamophobe, je suis libre.

Il se trouve aussi qu’avec le temps on s’use : on finit par comprendre que derrière la hargne de certains se cache quelque chose de presque irréparable. La maladie de notre âme. Une incapacité secrète à accepter le monde, à le conquérir, à admirer les réussites de ses propres enfants. Le doute lié à l’enfantement. Le soupçon face au succès. Les procès d’intention et de croyances. Nous les Algériens nous souffrons de l’étrange maladie de l’enfermement et quand l’un des nôtres saute le mur de la camisole, et nous revient avec d’autres mondes sous l’aisselle, on le lapide ou on l’isole ou on le soupçonne. L’indépendance précède encore la guérison dans notre histoire.

Déçu donc ? Non. Ce pays est le mien. J’y vis et je n’y baisse pas les yeux et je n’y tue personne et je le partage avec ceux qui ne veulent pas le diviser et je le défends contre ceux qui veulent le voiler, le manger, le cacher. Je ne suis pas patriote par la proclamation, mais parce que les gens que j’aime y sont, les arbres favoris et toute ma mémoire y est une terre. J’y reste.

Dieu ? C’est comme ma naissance et ma mort : cela ne concerne personne. L’islam ? Il n’est propriété de personne et j’y réclame le droit du plaidoyer libre et insolent. Et ainsi de suite. Je n’ai jamais menti et j’ai toujours écrit ce que je pensais. La bonne foi est meilleure que la foi ; je le répète. Et donc, je ne change pas de musique, comme je l’ai dit à un journaliste, mais seulement d’instrument. Je suis devenu journaliste parce que j’avais besoin d’un salaire et de rester dans les parages de l’écrit. Cela devint une passion puis une façon de vivre. La chronique est pour moi un tir à l’arc. Le parcours du 100 mètres qui tend le corps vers le feu. J’aime cet exercice qui met la vie matinale sous tension. Encore ? Je ne suis pas sioniste, athée, soumis, français, suédois ou arabe. Je suis libre de cette liberté qu’ont rêvée mes ancêtres qui sont morts pour me la donner par dessus la tombe. J’ai mes grands défauts. Mes convictions et mes livres. J’aime tenir tête au ciel et aux ossements qui jacassent. J’ai grandi dans un village qui est devenu un cerf-volant dans ma tête. J’ai essayé d’apprendre vite et j’ai aimé les écrits. J’ai travaillé dans les journaux avec la tension d’une question de vie ou de mort. J’ai partagé et trahi. J’ai distingué, dans le chaos de ma génération, des voies et des possibilités que j’ai saisies. Je ne suis ni meilleur, ni pire mais seulement constant. J’ai critiqué ce régime par déception quant à ses ambitions d’Etat et son manque de grandeur et ses hommes cupides et sans classe ni chemises propres. Et là j’ai envie de me reposer du journalisme pour rêver de littérature.

Et il me faut donc, aujourd’hui, remercier. Ceux-là qui ont toujours lu en partageant mon plaisir d’écrire. Qui ont puisé dans mes accidents de verbes ce qu’il leur fallait comme raisons ou convictions. Car ce pays est passionné et ses enfants nombreux. Certains veulent l’hériter avant sa mort, d’autres le volent, d’autres le subissent et d’autres le respectent avec la vénération silencieuse qu’ils doivent à une parenté. Et parmi ceux-là, beaucoup m’ont compris, pardonné ou suivi et défendu comme vie à eux.

J’aime mener moi aussi la guerre de ma libération. Et fêter, parfois, mes indépendances.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015