Mes instantanés, Beyrouth-Paris, 1990-2021, Ninar Esber (par Philippe Leuckx)
Mes instantanés, Beyrouth-Paris, 1990-2021, Ninar Esber, éditions du Canoë, mars 2022, 160 pages, 15 €
La Libanaise Ninar Esber propose ici, après deux autres livres, son premier livre de poèmes. C’est un recueil, dense, fort, hallucinant de réalité réinterprétée et revécue, dans le sillage d’un Zrika, celui des Bougies noires.
Livrer, de Beyrouth, une image qui ne soit pas seulement historique, ethnographique ou simplement humaine, mais la matière même d’un regard qui a percé le réel de toutes parts pour y mettre la guerre, la faim, la ruine, la peur, la blessure. On sent le souffle, le soufre, la hantise des lieux, le bruit des balles, des obus, des corps.
De Beyrouth à Paris, où elle vit et travaille, la poète nomme toutes les tensions qui traversent un corps dans une ville qui tremble. Faire l’apprentissage de la mort dans son propre corps, ressentir aussi la progression des blattes, humer et détester la poussière, parler du corps ankylosé par la peur : tout cela figure bien ici au sein de poèmes dont l’instant est garant en matière de ressenti et de vécu :
Le sommet de ma tête
Colline qui perd ses arbres
Je passe ma main dans ces absences (p.56)
Fin de jours à Beyrouth
Rafales et poussières
Dieux contre humains
Les blattes se marrent (p.123)
L’œil entomologiste enregistre les séismes de l’extérieur et de l’âme suppliciée. Être témoin signifie rendre compte – tâche impossible – de tout le réel qui assaille, flétrit, anéantit les forces vives. Le poème prend le temps de rameuter l’indicible des ruines, forteresse fragilisée par l’œil qui scrute dans l’épaisseur des matières d’une ville assiégée. La force des images, leur densité coupante, l’hyperréalisme des situations font du lecteur un autre témoin des urgences et des blessures. Et comment rester indifférent devant ces poèmes bruts, ces « instantanés » tissés d’une violence sans nom surtout à l’adresse de celle qui écrit, sans apprêts, loin de la joliesse, dans les formes qui puissent alerter, par la puissance des images (« on va t’enlever les lèvres que tu aimes », p.30).
Ninar Esber nous donne là un tableau effrayant d’une ville qu’elle aime, connaît jusque dans ses derniers retranchements de vie.
Le livre se clôt sur un ensemble fort de « commandements » à soi :
Tu ne porteras point de pantalon entre le 3 et le 7 du mois.
Il est interdit de sourire en montrant ses dents les
jours de pluie fine
Tu ne parleras point en français après une infection
urinaire
Un livre déroutant et tragique.
Philippe Leuckx
Ninar Esber, née en 1971, est artiste et écrivaine, et a publié : Conversation avec Adonis, mon père.
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