Mes clandestines, Sylvie Gracia
Mes clandestines, Jacqueline Chambon, hors collection (Actes Sud), mars 2015, 271 pages, 22 €
Ecrivain(s): Sylvie Gracia Edition: Editions Jacqueline Chambon
Elle aime les livres d’Annie Ernaux, Sylvie Gracia, et si elle ne l’avait pas dit, on l’aurait d’emblée deviné. Mais elle n’écrit pour autant pas Ernaux, mais bien Gracia. Elle a la matière, et pas moins la manière…
Livre dense aux mots pesés, comme à la balance du changeur ; livre à la façon de ces manuscrits d’heures médiévaux, qui aidaient à vivre, et, bien autant à mourir un jour. Livre re-fléchi de l’observatrice des autres qu’elle est, qu’elle a toujours été, qui jette ses pincées de souvenirs, de pensées même, là où il faut, pour que nous, ses lecteurs, on ramasse ce paquet de cailloux – toutes formes, toutes couleurs, afin qu’il nous serve à bâtir notre chemin, à nous. Livre chuchoté de femme à femme, mais d’une voix si claire et marquante !
Écrire pour avancer en soi, et tendre aux autres le miroir de la page ; la bonne blague ! Qui ne le sait, ne le pressent. Sauf, qu’il y a mots et mots, respiration des phrases, là et là, bref, sujets, bref, écriture ! Tout ça n’étant clairement pas toujours signé du mot littérature. Ici, l’évidence éclate à chaque page ; Gracia offre un objet littéraire droit sorti de la source qui fait les plus grands :
« Pourquoi affronter sa douleur ? Et vous, pourquoi me lisez-vous ? Je pourrais écrire des romans cabriolants, des romans ironiques, décalés, cultivés – roman social forcément politique, comédie romantique, tragédie nucléaire, tangentes fantastiques de notre modernité… je pourrais même exceller dans le roman pornographique, moi, qui ne sais pas aimer… »
Ses « clandestines » sont femmes (s’il y a une certitude, c’est que Sylvie Gracia aime à les contempler , et à s’interroger sur leurs mécanismes ; le sien, au passage, d’ailleurs, aussi). Pêle-mêle – enfin, en apparence – des femmes de la nuit des bars, du métro, des quais attendant le tram entre Castelnau-le-Lez et Montpellier ; de tous âges, tous milieux (les intérieurs clinquants bourgeois lui semblant cependant pouvoir attendre). Ces femmes voilées, de Marseille ou d’ailleurs, leur visage maquillé dans l’ovale de ce noir ainsi transgressé… Mots, comme l’argentique de la photo en noir et blanc que pratique autant que l’écriture Sylvie Gracia. On se retrouve, penché au-dessus de ses pages, attendant, le cœur un peu battant, que naisse du fond du bac la photo lisse ou floue, exacte en tous cas : « elle avait ce corps ramassé des femmes du sud, petite taille, jambes courtes, seins et fesses, un corps de femme du peuple, dont les chairs s’épanouissent dans les fonctions de nourrir, d’élever, de vieillir… ». Femmes du Passé – magnifique Mathilde, cousue de toutes les femmes. Résistantes – lampée d’Histoire tranchant la page. Surgissement des grands-mères, des tantes – généalogies compliquées ne parlant en principe qu’au-dedans des familles ; bien à tort ! nous causant – et avec quelle minutie – à tous. Hauts plateaux noirs de l’Aveyron ; villages des années 50 – là, coule de l’Ernaux presque pur ; autres couleurs, senteurs autres, s’entend… C’est là, pour beaucoup d’entre nous, que palpite l’or de l’émotionnel des pages-Gracia. Tout est posé, ou presque de ces enfances au bord des solitudes des campagnes bousculées par la modernité ; tout, du détail infime – la chaussure, la façon de tenir les cheveux, la souillarde du coin cuisine, aux murmures des cœurs, aux naissances – aux morts, déjà, des amours simplement parfois entrevus. Ces photos sépia, ces mystères des vies de celles d’avant nous : « ce fort raidillon qui tombait sur la porte noire du cimetière, posé à flanc de colline… le cimetière natal »… Passent alors ces pages de Richard Millet-le-Limousin – les plus beaux peut-être de ses livres – portant la même attention aigüe, douloureusement, presque doucereusement, redondante, à la mort, et d’abord celle des siennes. Parce qu’entre ces « clandestines », entrecroisée comme un lent travail de trame, il y a la mère, et « la mort des mères » ; celles (les deux sœurs) parties tôt « sans rides », d’un cancer rare, qui laisse la trace de son angoisse – de sa malédiction – dans la santé de celles qui viennent après. Sa mère, dont si longtemps après le cimetière, Sylvie Gracia dresse – même pas une page et demi – le bilan de vie : « est-ce que ma mère fut globalement heureuse ou malheureuse ? Est-ce que d’une vie, on peut tirer un bilan, colonne positive / colonne négative ? ». Morts, départs, « femmes de l’autre rive »… étrange, omniprésent cordon ombilical. Sens, surtout, cheminement de vie, comme disent les Orientaux. Message ? Surtout pas ! Échange, certainement.
Cadeau pour chacun d’entre nous, qu’on lit, qu’on referme, qu’on entrouvre là, à ces lignes soulignées, qu’on glisse – figurez-vous – au coin de notre lit. Pour qu’au petit matin, quelques pages encore… un peu comme un poème.
Martine L Petauton
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