Mes amis, Emmanuel Bove (par Philippe Leuckx)
Mes amis, octobre 2018, l'Arbre Vengeur, 200 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Emmanuel Bove
Cette réédition (l’œuvre est désormais du domaine public) d’un roman de 1924 (l’auteur n’avait que vingt-six ans), un premier livre, encouragé par Colette, est une extraordinaire surprise. Dès l’incipit (« Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte »), l’écriture, simple, dense, économe, éblouit par ses qualités de narration et d’atmosphère. Le personnage-narrateur, Victor Bâton, nous conte sa vie ordinaire, son pauvre garni, sa quête incertaine d’amis, lui, si dépourvu, si fragile. Ce serait superbe si les amis venaient éclairer les pans de sa vie. Hélas, pour notre antihéros, dans ce Paris faubourien, on est à Montrouge et il habite un immeuble de rapport, les locataires et la concierge le voient d’un mauvais œil parce qu’il a une rente militaire (une pension pour avoir fait la guerre de 14) et ne travaille pas. Ce n’est pas faute d’essayer de rameuter la tendresse où qu’elle se trouve, mais beaucoup de rencontres s’achèvent en eau de boudin ou sur les rails de l’ingratitude. Victor voudrait tant être tendre, partager le peu qu’il reçoit. Parfois une Lucie ou une Blanche lui apportent quelque réconfort mais décidément l’errance recommence, la solitude est trop forte.
Dans une langue si proche que le lecteur fait de ce pauvre hère son ami, son compagnon, d’infortune, Bove réussit un tableau de l’existence minimale, quand vivre repose sur le minimum élémentaire et des conditions sociales qui font de vous un pauvre.
Il y a un ton Bove : celui de son narrateur délesté de toute mauvaise intention, naturellement bon, de mésaventure en illusion, continue d’errer, dans des vêtements sales, de déconvenue en nouveaux aléas, s’en fait, fataliste, une raison. Aucune méchanceté n’atteint le bord des lèvres.
Bove réussit à faire de son histoire, hors de tout misérabilisme, hors de tout populisme, un récit ragaillardi par l’intime dérision, l’humour. Son naturalisme est rafraîchi.
Le style, bref, en phrases incisives, relaie bien cette vie où rien ne se passe comme on voudrait, et annonce de loin les atmosphères existentialistes : Victor Bâton enregistre les faits de sa pauvre vie comme chez Saba ou plus tard chez Camus (son Etranger), sans juger, comme des constats, navrants, ou gais, lorsque quelque chose lui arrive de beau, ou de moins grave.
L’errance fait de Bâton un homme libre dans le carcan de sa pauvre vie.
Sa voix, très moderne, nous interpelle : il est conscient d’être la victime de locataires méchants, d’une vie qui ne sourit qu’aux riches.
La chute du roman martèle une solitude imparable et un aveu de faiblesse, inconsolable.
Un chef-d’œuvre. L’édition de L’Arbre Vengeur, petit format bien en mains, couverture noire et titre rouge, est un petit miracle.
Philippe Leuckx
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