Méridien de sang, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)
Méridien de sang (Blood Meridian, or the Evening Redness in the West, 1985), Cormac McCarthy, Points, 2016, trad. américain, François Hirsch, 463 pages, 8,20 €
Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: Points
Le gamin – nous ne saurons jamais son nom – nous mène dans une traversée hallucinée de quelque chose qui ressemble à s’y méprendre au cœur de l’Enfer. C’est la structure même du roman. Un déroulé d’épisodes, de scènes, de rencontres qui est la marque de McCarthy, cet amoureux des phrases coordonnées, scandées par les et … et … et. Cette scansion donne à tout le roman une musique de litanie funèbre, de thrène cent fois répétée, couvrant ainsi tout le récit de la résonance du théâtre antique. L’ostinato du récit qui se tient entre le Texas et le Mexique – évoque aussi, puissamment, le célèbre et sinistre Deguello mexicain, air de trompette déchirant et infiniment répétitif, joué à l’occasion des grands massacres guerriers (on l’entend, entre autres, dans le fameux Alamo de John Wayne), ceux où on annonce qu’il n’y aura place pour aucune pitié. Et, pendant que nous évoquons le cinéma, il est impossible de ne pas parler des films de Sam Peckinpah qui semblent planer sur chaque scène du roman. Des moments surgissent, tout droit sortis de La Horde Sauvage. Car Méridien de sang est un roman très visuel, les couleurs y jouent un rôle essentiel, à commencer par son titre bien sûr.
Ils continuèrent et le soleil à l’orient lança de pâles bandes de lumière puis comme du sang suintant par vagues soudaines un jet de couleur plus épais s’épanouissant en nappe et là où la terre était aspirée dans le ciel à la limite de la création la cime du soleil sortit du néant comme la tête d’un grand phallus rouge jusqu’à ce qu’il eût franchi le bord caché pour se poster derrière eux, trapu et maléfique et palpitant.
De ces couleurs, le rouge bien sûr domine (The Evening Redness in the West), celui du soleil qui écrase villages et hommes, celui du sang surtout qui – tout au long du chemin effroyable de la horde de chasseurs de scalps – va inonder les corps, les crânes, la terre, comme un fleuve infernal et interminable. Le sang, martelé comme une scansion obsessionnelle, à chaque rencontre ou presque, à chaque étape, à chaque page. L’enfer de McCarthy est rouge, ses ténèbres sont sanglantes. On pense souvent, en plus de Peckinpah cité plus haut, à Apocalypse Now et ses flamboiements dantesques. Les suppliciés reposaient dans une grande flaque de leur sang partagé. C’était une sorte de pudding marqué partout d’empreintes de loups ou de chiens et les bords séchés et fissurés ressemblaient à une céramique lie-de-vin.
Western de la dévastation, western métaphysique, on lit ce roman comme une ode à la mort, un psaume dont les versets racontent l’anéantissement, celui des morts et celui des tueurs, l’humanité se dissolvant chez les uns et les autres, au même titre. McCarthy déroule une déliquescence radicale, comme une fin du monde en marche. La horde barbare, droit sortie du pire cauchemar, est composée des Cavaliers de l’Apocalypse, assoiffés de sang, ivres de violence et de mort. Après leur passage ne restent que des débris, de corps, d’objets, de monde : la mort jusqu’à l’oubli des morts et de ceux qu’ils furent.
Tout autour d’elle les morts gisaient avec leurs crânes pelés pareils à d’humides polypes bleuis ou à des melons luminescents en train de refroidir sur quelque plateau lunaire. Dans les jours à venir les fragiles rébus noirs du sang dans les sables allaient se lézarder et s’effriter et se disperser de sorte qu’après quelques révolutions du soleil toute trace de la destruction de ces gens serait effacée. Le vent salé du désert rongerait leurs ruines et il n’y aurait rien, ni fantôme ni scribe, pour dire au voyageur sur son passage que des humains avaient vécu ici et comment ils y étaient morts.
Rien ne semble pouvoir jamais arrêter la sanglante randonnée du juge Holden, de Glanton, du gamin et de la bande épouvantable de pitres démoniaques qui les accompagne. Une patrouille condamnée à chevaucher sans fin pour expier une antique malédiction. L’infinie répétition des séquences de massacres installe peu à peu, au cours de la lecture, un sentiment oppressant d’éternité de l’horreur, de fatalité inexorable qui évoque tout au long la tragédie antique. Le lecteur étouffe dans les lacets constricteurs de cette litanie narrative avec le sang comme seul horizon.
La beauté du monde pourtant est là, nouée à la barbarie des hommes. McCarthy sait les minéraux, les végétaux, les ciels et les chante en une mélopée qui les enlace avec l’horreur, comme si la beauté ne pouvait éviter de se heurter sans cesse à la laideur des hommes. Ainsi dans ce passage où un jeune soldat vient d’être tué.
Son cou avait été brisé et sa tête pendait et elle claqua bizarrement quand il ils le firent tomber au sol. Les collines au-delà de la mine jetaient leurs reflets gris dans les flaques d’eau de pluie du sol et la mule, à moitié dévorée, gisait dans la boue avec son arrière-train manquant, comme dans un chromo d’une guerre terrible.
Cette oscillation entre l’enfer sanglant des hommes et la beauté indifférente du monde semble une constante de l’univers de McCarthy – on l’avait déjà notée dans Un enfant de Dieu et L’obscurité du dehors – et, dans Méridien de sang, elle se dépose en particulier dans le personnage du juge Holden, véritable « héros » de ce roman même si c’est le gamin que nous suivons de bout en bout. Espèce de Bouddha glabre et massif, le juge alterne les discours philosophiques empreints d’une grande culture et d’une vraie sagesse et une violence létale aussi horrifiante que celle des autres membres de la horde. On serait presque tenté de dire que le juge c’est un peu l’image de l’écrivain McCarthy dont l’œuvre montre à l’évidence cette tension entre une culture classique (et antique) immense et la volonté de créer des fictions marquées au sceau de la violence et de la mort, tension qu’il tisse entre la grandeur des civilisations humaines et l’ignominie des hommes qui les bâtissent. La philosophie du juge est le produit de cette collision : un cynisme radical, fondé sur un désespoir qui l’est autant.
« S’il avait été dans le dessein de Dieu d’arrêter la dégénérescence du genre humain, est-ce qu’il ne l’aurait pas déjà fait ? Les loups font eux-mêmes leur sélection, mon ami. Quelle autre créature pourrait le faire ? Comme si l’espèce humaine n’était pas encore plus prédatrice ? C’est le sort de l’univers de fleurir et de s’épanouir et de mourir mais dans les choses humaines il n’y a pas de déclin et le zénith annonce déjà la venue de la nuit. L’esprit de l’homme est épuisé à l’apogée de sa réussite. Son midi est à la fois son crépuscule et le soir de sa journée ».
Ce renoncement à tout espoir en l’homme, cet abandon de l’idée même d’humanité, en font le personnage le plus satanique du roman car, comme Lucifer, il pourrait porter la lumière et ne porte en fait que les ténèbres. Il est d’autant plus effroyable qu’il peut passer d’un trait d’esprit brillant au meurtre sauvage d’un enfant. Il est difficile de ne pas rapprocher ce personnage de l’énigmatique et inquiétant Kurtz – plus encore celui de Apocalypse Now, bouddha brandesque, que du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres – un personnage qui oscille entre charisme et chaos.
Comme chez Faulkner, la Bible n’est jamais loin dans le récit. Mais toujours par le biais de l’énonciation, de la musique énonciative. Le chant biblique donne à cette effroyable équipée des allures d’exode morbide, de fin du monde ou de Déluge. Ils furent des jours entiers dans la pluie et ils furent dans la pluie et la grêle et encore dans la pluie.
Au sceau du Destin la Horde va. Réalité ? Cauchemar ? Hallucination psychotique ? On ne sait mais fiction sublime d’un écrivain possédé.
« Ils sillonnèrent pendant des semaines les terres frontalières à la recherche d’un signe des Apaches. Déployés sur cette plaine ils se déplaçaient dans une perpétuelle élision, agents consacrés du réel, partageant le monde qu’ils rencontraient et laissant pareillement éteint sur le sol derrière eux ce qui avait été et ne serait plus. Cavaliers fantômes, pâles de poussière, anonymes dans la chaleur crénelée. Avant tout on eût dit des êtres à la merci du hasard, élémentaires, provisoires, étrangers à tout ordre. Des créatures sorties de la roche brute et lâchées sans nom et rivées à leurs propres mirages pour s’en aller rapaces et damnées et muettes rôder comme les gorgones errant dans les brutales solitudes du Gondwana en un temps d’avant la nomenclature où chacun était tout ».
Léon-Marc Levy
- Vu : 3935