Mephisto, Klaus Mann (par Marie du Crest)
Mephisto, Klaus Mann, Grasset, Coll. Les cahiers rouges, 2006, trad. allemand Louise Servicen, Préface Michel Tournier, 415 pages, 11,40 €
Klaus Mann naît en 1906. Il est le fils de Thomas Mann. Il est d’abord critique de théâtre dans sa jeunesse, et participe à la vie intellectuelle de l’Allemagne de la République de Weimar, qui voit grandir inéluctablement le nazisme dans un climat d’agitation politique, sociale et culturelle, fiévreux, et où il assiste à la montée de la violence qui en 1933 fera d’Hitler le dictateur effroyable du pays.
L’écrivain témoigne dans ses œuvres romanesques d’alors d’une incroyable lucidité face à cette montée des périls et s’engage contre les nouveaux maîtres de l’Allemagne, alertant aussi les intellectuels en Europe. Il est déchu de sa nationalité en 1934. Comme son père qui rejoint la France puis la Suisse, il s’exile d’abord aux Pays-Bas où il écrira d’ailleurs Mephisto.
Il gagne Les Etats-Unis dont il devient citoyen en 1943. Après la guerre, il retourne en Allemagne où avec amertume il constate que beaucoup de « collaborateurs » du régime nazi sont toujours en place. Il se suicide en 1949 à Cannes où il est enterré. Son œuvre dense mérite d’être découverte : Klaus Mann n’est pas que le fils de Thomas Mann.
Il y a quelques semaines, je présentais pour La Cause Littéraire une pièce de Samuel Gallet qui porte le titre de Mephisto et qui se présente comme une adaptation de l’œuvre de Klaus Mann ; ce texte n’est hélas qu’une médiocre adaptation dans un contexte contemporain et français du roman allemand et n’a en rien sa puissance historique, sociale et littéraire. Klaus Mann a vu (la première de couverture est d’ailleurs un gros plan photographique sur son regard), a vécu la Catastrophe qui a emporté la république de Weimar, née sur les cendres de la défaite de 1918. Celle-ci a anéanti son pays, toute l’Europe, et a redéfini le monde.
Le roman de K. Mann, écrit en exil, est construit sur la métaphore du théâtre comme « machine humaine ». On sait d’ailleurs que l’auteur a écrit en premier lieu, en 1925 pour le théâtre, une pièce, Anja et Esther, qu’il a lui-même jouée aux côtés de sa sœur Erika, de sa fiancée de l’époque, Pamela Wedekind (fille du grand auteur de théâtre) et de Gründgens, acteur de théâtre et de cinéma important qui deviendra son beau-frère et qui, pour beaucoup, sert de modèle au héros de Mephisto.
Le récit du roman en effet relate le parcours d’un comédien : le sous-titre allemand n’est-il pas RomanEiner Karriere ? Il suit Hendrik Höfgen durant les années 20 comme comédien au théâtre de Hambourg (Künstlertheater) jusqu’à sa nomination d’administrateur du Théâtre national après l’accession au pouvoir d’Hitler. Il est d’ailleurs intéressant que le nom du théâtre d’Hambourg fasse directement allusion à la notion d’art (die Kunst), à la différence de celui purement politique de Berlin après 1933.
Une bonne partie du roman plonge le lecteur dans la vie quotidienne d’une troupe de théâtre : les personnages romanesques sont des gens de la scène ayant chacun leur fonction, administrateurs, techniciens ou comédiens et metteurs en scène, critiques. Klaus Mann s’applique à la fois à dresser des portraits aigus à travers la psychologie, la sociologie politique et l’apparence physique de ces hommes et de ces femmes, qui forment une micro société de l’Allemagne de l’époque, autour du personnage central, de l’ambitieux Hendrik. Il est plus exactement celui qui porte un masque, joue des rôles et dans la vie et au théâtre parce que ces deux entités se superposent : il a changé son prénom Heinz (qui ne fonctionne plus que dans sa vie intime avec sa mère ou sa maîtresse noire, Juliette) en ce curieux Hendrik avec un D. Il se prétend proche des cercles communistes mais reporte toujours aux calendes grecques la mise en place d’un théâtre et répertoire révolutionnaires, et jouera la carte pro-nazi en devenant le protégé du tout-puissant président du Conseil, tout en voulant assurer ses arrières après une hypothétique chute du régime nazi, en aidant la mère de l’un de ses amis comédiens communistes, Ulrichs, après son assassinat, ou en envoyant de l’argent à son ex-maîtresse « de race impure »… Höfgen est tout entier dans le rôle de sa vie, celui du Mephisto de Goethe. Le Diable en personne alors qu’il échoue à interpréter Hamlet, toute en humanité désespérée. Le roman de Mann pour tout historien de cette époque peut sans doute dévoiler la peinture de ce milieu très vivant où l’on met en scène de grands classiques de Goethe à Schiller, Strindberg ou Molière, jusqu’à des spectacles boulevardiers. Mais en vérité l’enjeu du livre se situe dans le basculement de toute la société allemande dans la théâtralité, mais celle du mal absolu. En outre, personne ne peut ignorer la dimension spectaculaire des « messes nazies ».
Le roman à clef qu’est Mephisto n’est pas seulement mis en place par souci de prudence mais plutôt par évidence esthétique. L’individu Hitler n’est jamais nommé par son patronyme mais par son être théâtralisé « der Führer », de même K. Mann ne cite jamais le nom de Göring ou celui de Goebbels : ils sont définis par leur titre, leur physique ingrat (L’obèse contre le nabot, le boiteux) comme autant de personnages, de caractères de cette épouvantable mascarade. Le romancier décrit avec minutie les costumes de toute cette société. La future seconde épouse de L’Aviateur est elle aussi faite personnage à double titre, parce qu’Emmy Göring était actrice, et parce que dans le texte elle devient la protectrice de théâtre, sous un nom de fiction, de Höfgen : Lotte Lindenthal. Höfgen ment aux autres mais se ment à lui-même. Il est pris à plusieurs moments de crises nerveuses, symptômes de la corruption de toute sa personnalité. Sa vie sexuelle illustre assez bien ses névroses : il est fétichiste et masochiste. Celui qui veut dominer le monde du théâtre, et par là-même le monde social, est soumis à Juliette puis à sa seconde épouse Nicoletta qui adoptera le même dispositif érotique de sa jouissance. Il est incapable d’aimer sa première femme, Barbara. Les femmes sont amoureuses de lui mais lui les ignore. Certaines l’attirent mais en vain.
Le roman est divisé en 10 chapitres comme autant d’étapes qui jalonnent à la fois l’Histoire de l’Allemagne en proie à ses démons et le destin du personnage principal, mais selon un ample flash back. Le texte s’ouvre sur un prologue datant l’action en 1936 (date de la rédaction). Prologue dont l’unité se fonde sur l’évocation d’une grande fête mondaine, fastueuse, célébrant le quarante-troisième anniversaire du président du conseil (Göring), qui se tient justement dans un lieu théâtral, l’opéra de Berlin, reconfiguré en espace social. Klaus Mann fait entendre les propos de l’assistance (émissaires diplomatiques, gens en vue du pouvoir, à l’exception du Führer), dont le ministre de la Propagande et le président du Conseil, ennemis notoires. Il portraitise avec une ironie cinglante toute l’assistance hypocrite et fait entrer en scène celui qui va devenir le personnage essentiel : Höfgen, au sommet ici de sa gloire. Le reste du roman narre comment justement ce dernier s’est hissé au sommet des sphères sociales et politiques, dramatiques (il devient aussi sénateur). Toutefois son itinéraire est organisé autour de la rupture que constitue l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 et du chapitre VII intitulé justement Le pacte avec le diable. Le basculement fatal est annoncé par les paroles de la comédienne juive, Dora Martin, qui partira à temps aux Etats-Unis :
« Attendre davantage n’aurait pas de sens. Je n’ai plus rien à faire ici ! Après un silence, elle ajoute : Mais pour vous, tout ira bien, Hendrik Höfgen – quoi qu’il il puisse se passer d’autre en Allemagne » (p.243).
Le début du chapitre suivant (VII) débute sur un passage de déploration en dehors de la trame romanesque, dans lequel Mann exprime toute sa douleur d’allemand face à ce qui advient (p.244) :
« Malheur, le ciel au-dessus de ce pays est devenu sombre. Dieu a détourné son visage de ce pays, un îlot de sang et de larmes se déverse dans les rues de toutes ses cités… ».
Il prophétise la guerre mondiale à venir.
Les personnages qui entouraient Höfgen à Hambourg vont être pris dans cette tourmente terrible : il y a les vaincus (les nazis de la première heure déçus par le nouveau pouvoir ; les opposants politiques, les juifs et tous les exilés dont fera partie l’auteur), et les vainqueurs comme Höfgen, sa famille, sa seconde épouse et les habiles de tout poil. Pourtant le comédien triomphant, vendu au diable, devenu diable, semble vaciller, craignant sans cesse de se voir inculper pour son passé trouble et ambigu, redevenant dans la dernière scène du roman un petit enfant pitoyable, éclatant en larmes auprès de sa mère et ne comprenant pas ce qui pourrait lui arriver. Mauvais acteur jusqu’au bout en somme.
Marie Du Crest
Chez le même éditeur : La danse pieuse (1926), Fuite au nord (1934), Symphonie pathétique (1935), Le volcan (1939), Journal Tome 1, Les années brunes 1931-1936 (1996), Journal Tome 2, Les années d’exil 1937-1940 (1998), André Gide et la crise de la pensée moderne (1948).
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