Mémoires sans visages, suivi par De quel cri traversée et par Une petite anthologie, Colette Gibelin
Mémoires sans visages, suivi par De quel cri traversée et par Une petite anthologie, éd. du Petit Véhicule, coll. La Galerie de l’or du temps, 2016, textes illustrés par Françoise Rohmer, 123 pages, 20 €
Ecrivain(s): Colette Gibelin
À la lecture de la poésie de Colette Gibelin nous sommes saisis par la profonde densité maîtrisée du texte. « Cela touche à l’infini de la mesure de la démesure », a écrit l’éditeur Luc Vidal dans Regain, regard-source et mémoires dans l’œuvre poétique de Colette Gibelin (en l’Après-Lire des Mémoires sans visages & autres textes, éditions du Petit Véhicule, 2016). Si l’effort du travail reste imperceptible pour le lecteur, ce dernier en reçoit sensiblement les chants fertiles dans l’écriture parce que « La poète ne triche pas. C’est si personnel, si singulier que cela touche le cœur de chacun » (Ibid). Colette Gibelin exprime elle-même cet aspect de son travail dans l’Avant-Lyre du même recueil :
« Relisant (…) les textes en vue de cet ouvrage, il m’a semblé que cet ensemble témoignait d’une évolution assez marquée dans mon parcours poétique (…) l’écriture me semble avoir considérablement évolué.
Les premiers recueils se présentent sous la forme d’un épanchement lyrique débordant, traversé par des vagues d’images où l’on reconnaît l’influence du surréalisme (…) Par la suite j’essaierai de m’affranchir des influences formatrices (surréalisme, romantisme version école de Rochefort, versification traditionnelle), et de trouver une voix personnelle, un chant librement choisi. Tous mes efforts tendront alors à maîtriser le torrent verbal primitif, à condenser, resserrer le lyrisme et à remplacer l’image échevelée issue de l’inconscient par des images que j’appellerai “justes”, je veux dire par là mettant à jour des correspondances véritables. Cependant, malgré ce travail de maîtrise du courant poétique, j’ai tenté de conserver le souffle, l’élan, la parole non pas débordante ni non plus, ce qui serait un autre excès, brisée, hachée, refusée, mais une parole en mouvement, un rythme, un envol ».
« Une parole en mouvement, un rythme, un envol »… ce chant insufflé par la poésie de Colette Gibelin traverse dans un cri retenu une quête du vivre gardée intacte malgré la douleur. Une quête où le lecteur écoute chaque clin des mots bruire dans la « détresse des chardons », rassembler en une variation émouvante des regards émiettés « iris déchiquetés », « une cathédrale de silence » dressée comme l’arbre de vie au-delà de la souffrance…
« J’ai les yeux hagards d’avoir trop regardé les soleils tristes des déserts
Et j’ai roulé dans une détresse de chardons
Le port, je le refuse
Si j’ai mené les barques noires sous la lune, c’était par pur délire
de naufrage
Rien n’a sombré, que moi-même, et ce centre brûlant du vide,
sphère de vent, géologie morbide
J’ai les stigmates de l’absence, je me cherche dans les varechs,
dans les cactus, les ammonites et le gypse
Quel geste me rendra le jeu de vivre parmi les coquelicots fragiles
Et les rires ?
Je vire
Girouette brûlée,
Lacèrements de paille sèche
Je te lance une prière morne, mélopée lasse de l’automne
J’ai tant mordu la terre, dans ma rage d’or pur
et de cris sans mélanges
Je suis comme un long cyprès dressé vers l’au-delà de la souffrance
Qui donc accepterait de prendre la relève pour la dernière guerre ?
Est-ce toi ?
M’entends-tu ? »
(Mémoires sans visages, p.19)
« Je dresse dans la nuit une cathédrale de silence et de peur où s’ensevelissent
les mémoires sans visages
Faites jouer les grandes orgues pour qui ne peut mourir une seconde fois
J’avance,
Limité,
Sarments desséché,
Dans une éclatante lumière de solitude et de sang »
(Id., p.21)
S’entend dans cette quête du vivre, le cri continu souterrain de « la mélodie brune » :
« C’est un terrible travail que celui de vivre la terre brune,
sans défaillances
La terre creusée de cigales, orange ravinée, rides de sel brûlé
C’était hier peut-être ? »
(Id., p.16)
Le temps télescope ses pans de mémoire (mot qui résonne tant dans l’œuvre poétique de Colette Gibelin et si plein de signifiances qu’il figure le carrefour de véritables sentiers (cf. Regain, regard-source et mémoires dans l’œuvre poétique de Colette Gibelin (en l’Après-Lire des Mémoires sans visages & autres textes, éditions du Petit Véhicule, 2016). Le temps télescope ses pans de mémoire et ses vols d’oiseaux fous. Le chemin de la poète se trace, vent debout coûte que coûte « sans défaillances », loin des « bâtisseurs de vent (…) sans mémoire ».
« J’avance, dans les gifles des fleurs,
Peut-être à reculons »
Ou encore :
« Je tâtonne, dans la boule bleue du destin
Où est l’issue ? »
(Id., p.17)
Ou encore :
« Vois-tu, je n’ai pas de souvenirs
Je n’ai que cette dure lumière blanche qui découpe sur la mort
des ombres sèches
Cette longue mémoire d’eau morte où s’agitent les algues bleues
de la nuit
Je te parle, je ne sais qui tu es
Tu as pris déjà tant de voix
Tu as pris tant de fois ta voix de printemps noir
Je t’adresse ces lieux sans visages, ces branches abolies,
ces déserts de paroles »
(Id., p.15)
La douleur au fil de l’existence fut sans doute Un si long parcours (titre d’un recueil de Colette Gibelin paru aux éditions de l’Harmattan en 2007) – « J’arrive de la nuit / Je respire », écrit la poète – que les mémoires demeurent sans visages, que l’Autre (le toi, le tu) reste toujours évanescent Dans le doute et la ferveur (éditions Encres Vives, 2012) d’une nuit lézardée où les ongles et la rage ont plongé dans l’être, nouant des désastres, ralliant des astres ébréchés / brûlés, dans la forêt de signes du Langage.
Émergeant d’une solitude « bue aux calices de givre », après avoir connu « les longs dépouillements acharnés / À briser les breloques », la poète rassemble un sang neuf de lumière jaillissant d’un soliflore de l’absence où l’iris renaît incandescent, renforcé d’avoir failli, d’avoir failli faner (parcouru par les soubresauts frivoles des « bâtisseurs de vent », des « cavaliers du vent » sans mémoire, hôtes de la mort soufflant le désastre), ravivé d’être ressorti, vivant, fleur, astre-fleur – d’amertume –, d’avoir grandi d’avoir su « étouff(er) les cris / Criblant la peau / Entrant dans la chair aiguisée, l’amenuisant » et rejaillir de la terre brune laborieuse, férocement vivante, à vivre durement « enlacée sur toutes les herbes de la mort », à n’oublier que le temps puisque
« Rien ne meurt, que le temps »
La poésie de Colette Gibelin est iris d’incandescence jailli du soliflore de l’absence, de la souffrance, pudique à étouffer ses cris contre les digues du silence, les hurlements du fracas des sables, abouchant les mots à cet « abîme à gémir les étoiles ».
L’Autre – « tu », « toi » – semble une quête d’un être perdu, effacé dans sa certitude d’existant vivant à côté de soi, au point que sa réalité même semble questionnée : « J’avance, / Dans le soleil blanc de la mémoire / Mais j’ai perdu le fil d’Ariane qui me menait vers toi, / vers qui ? », « Est-ce toi ? / Qui es-tu ? », « Est-ce toi ? / M’entends-tu ? ».
La poésie de Colette Gibelin gagne son intensité de la retenue des grandes marées dont témoignent ses textes, dans une pureté de déchirure où les plaies brûlent avivées de ne pouvoir se refermer, étouffées dans une « douleur d’argile » où l’Autre revient de sa perte intarissable gémir et hurler dans les éclaboussures du langage, faisant « crier l’incendie sur le lac » ; revient « intact au fond de moi, dans une mémoire sanglante et nue / où tous les souvenirs s’annulent / …
…
« Toi, le mépris des soleils altérés, et du mépris lui-même
Tu diminues dans les spirales du passé, et c’est pourtant l’éternité que
Répercutent les miroirs de ton visage blanc
Je ne te reconnais que dans le vent, et dans les torrents d’ombre
où j’ai imprimé mon amour et ma haine
Mais tu sais bien de quels glaïeuls je parle, et que les prairies sont gelées
Rien ne meurt, que le temps »
La nature, provençale, participe à ce chant des mémoires sans visages, nous offrant une ample poésie cosmique :
« Le murmure de l’impossible écrase déjà mes phrases aveugles
Je crie l’incendie sur le lac
Et les crinières blanches des départs avortés
Pourquoi le taire, je n’ai pas d’autres souvenirs
que ces ébauches dépouillées,
Un brin de thym vaut une pâquerette
J’ai froissé l’immortelle sur une plage battue des vents
Toi, mon prince des mers, je savais ta douleur
Et la mosquée des sables,
Comme un grand cormoran parmi les tamaris
Je n’ai besoin de rien
Je marche sur les dunes, sur les murailles des châteaux-forts
où tu cueillais, qui donc cueillait l’œillet sauvage ?
Je suis la mémoire des fleurs, mais pourrais-je t’imaginer
autrement que figé dans un herbier exsangue
J’entends une chanson glacée brûler le monde à ses accords cachés »
Cette nature résonne en correspondances dans le deuxième volet de ce recueil De quel cri traversée,atteignant un lyrisme d’une parfaite maîtrise, accentuant l’intensité émouvante des mots déployés dans une synesthésie cosmique et sentimentale, offrant des moments remarquables de véritable poésie :
« Un vent d’épis noyés, de terres à délire
Dur et grenat, l’horizon nul,
Nudité cernée
L’étendue blanche et lumineuse impose un difficile espoir,
Au goût d’anis et de fenouil
Je parle avec ce feu gercé,
Qui me délie,
Me dénie
Vivacité de l’esprit sur le vide
Qu’ai-je à dire
Sinon la transparence, l’éternité brûlée ?
Pureté, roche aiguë,
La mer ne laisse pas de traces,
Ni le sel
Migrations d’aloès et d’armoises,
La marée rase mes images
Et j’entre dans l’hiver avec des cris d’oiseaux »
Sur le fil du vertige, traversée par les « rafales de l’oubli » et « cette tendresse perlée de pluie », avec « sur les lèvres les cris du soleil », la poésie de Colette Gibelin porte, avec cette modulation tenace, ce chant dépouillé au plus près de la Langue, de nos dires, de nos mémoires, des appels de grand air avec des mots de feuilles où nous nous sentons vivre
« Mais moi,
Aveuglée d’aube et d’immobilité
J’ai sur les lèvres les cris du soleil
Et j’entends dans mon sang les pinèdes bleuies
Rien
Rien d’autre que ce chant dépouillé,
Cette modulation tenace
Avec ces mots de feuilles,
Je délimite un espace vide, mauve, une faille sobre
Où peut-être vivre »
Murielle Compère-Demarcy
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