Mémoires d’un aventurier juif, Du Shtetl de Lituanie au Soudan du Mahdi, Getzel Sélikovitch (par Paul Rodrigue)
Mémoires d’un aventurier juif, Éditions de l’Eclat, trad. yiddish Paul B. Fenton, 309 pages, 29 €
Un Juif francophone d’origine lituanienne écrivait-il en yiddish ses Sept Piliers de la Sagesse en même temps que Lawrence d’Arabie ? Les mémoires de Getzel Sélikovitch n’ont pas la dimension des autres grands récits du genre. De forme plus modeste, ils ont pour but, selon leur auteur, « d’enrichir la littérature juive de la fin du XIXe siècle en apportant des éclaircissements sur des aspects de la science du judaïsme et des événements historiques » (1). Ces mémoires survolent et dépeignent, de 1879 à 1885, diverses sociétés d’Europe, d’Afrique du Nord et du Levant, avec, toutefois, un regard, sinon unique, du moins singulier.
Un Sorbonnard, tout compte fait, fraîchement sorti du shtetl, se passionne de mythologie égyptienne. À Paris, il est aussi courtisan de cercles prestigieux : Ernest Renan, le baron Joseph Günzburg, Eliezer Ben-Yehuda, le baron Maurice de Hirsch. Des études parisiennes au journalisme hébraïque, il part enquêter à Londres, puis il devient interprète d’arabe pour l’armée britannique et s’engage en Égypte pour participer à la répression des forces rebelles soudanaises. Il combat aux côtés des Anglais quand Osman Dhiqna, principal général du Mahdi Muhammad Ahmed, chef des troupes insurgées, attaque son camp.
On comprend que Getzel se livre aussi à cet exercice de l’autobiographie pour libérer sa conscience d’une maladresse militaire. En écrivant ce qu’il s’est réellement passé, il lave son honneur de l’injuste accusation qui le pousse à mettre un terme précoce à la carrière à laquelle il aspirait et à fuir l’armée britannique. De retour à Paris, il affronte, par articles interposés, l’infâme Drumont qui le houspille dans son journal. S’ensuit un exil diplomatique en Turquie, puis un Grand Tour des confins de l’Europe et de l’Orient… Getzel poursuit ses aventures avec toujours pour seul bagage son héritage juif. Il se prépare finalement à gagner l’Amérique. Un regret, dit-il ?
« Je ne gardai sur la conscience qu’un péché cardinal que je ne peux me pardonner jusqu’à ce jour. Au cours de mon odyssée en Orient, il est une terre que mes pieds ne foulèrent pas, celle où se trouvent les sépultures de nos prophètes ! […] Mais si je n’eus pas l’occasion de visiter Eretz Israël, le berceau de notre histoire, là où nous forgeâmes notre admirable civilisation, j’y étais constamment en esprit, car j’écrivais toujours en hébreu et la littérature hébraïque n’est-elle pas la patrie spirituelle du Juif ? » (2).
Non, dans la forme, l’œuvre-même de Getzel ne prend pas la tournure grandiose de celle de Casanova, du Prince de Ligne ou de Saint-Simon ; en contrepartie, le personnage, à sa manière, parvient, en tant de brièveté, à se mesurer à eux.
La traduction de Fenton est accompagnée de notes recueillies en fin d’ouvrage, grâce auxquelles, en plus des notes originales de l’auteur, la lisibilité de certains contextes devient claire au lecteur qui leur est profane. Le texte français est fluide, si bien que, nonobstant les malheureuses coquilles, sa lecture fait parfois oublier qu’il fut jamais une traduction. Seulement, la prouesse de Fenton, avant d’être linguistique, est d’avoir redonné vie aux mémoires de Getzel Sélikovitch et d’avoir ainsi exaucé son unique vœu d’être lu cent ans après leur parution, en 1920.
Paul Rodrigue
(1) Cf. p.270
(2) Cf. p.264
Paul Rodrigue, 24 ans, obtient un baccalauréat littéraire en 2014 et part ensuite pour Dublin où il commence un bachelor de latin et de grec ancien, à Trinity College. Il poursuit l’apprentissage des langues en s’inscrivant en maîtrise de philologie sémitique comparative à l’Université de Cambridge en 2018. En 2020, il commence, dans la même université, son PhD sur les récits juifs de cour royale de la période du Second Temple et sur leurs traductions contemporaines et postérieures.
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