Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar (par Léon-Marc Levy)
Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, Folio, 316 pages
Ecrivain(s): Marguerite Yourcenar Edition: Folio (Gallimard)
Commencer ce roman constitué in extenso d’un flux de conscience de l’empereur Hadrien par son corps physique – malade, mourant – annonce clairement le choix fondamental de Marguerite Yourcenar : elle met en scène un homme – Vir,-is – pas le maître du monde. Un homme, un mortel, loin de l’immortalité proclamée par la vox populi aux empereurs romains déifiés.
Ainsi d’emblée, Yourcenar pose la surdétermination de ces mémoires imaginaires : la solitude d’Hadrien dans un monde romain qui n’a plus de dieux – les dieux antiques se sont peu à peu effacés des croyances populaires – et pas encore de Dieu : le christianisme est alors considéré par Rome comme une secte fanatique sans avenir. Le ciel est vide. Et la Rome matérielle et politique l’est autant : la République et ses figures illustres sont loin avec ses Caton, Cicéron, Agrippa. Les règnes de Néron et Caligula ont dévasté la fonction des empereurs, la livrant au bon vouloir ou à la folie des Princes. Les Barbares sont aux frontières, affaiblissant par leurs coups de boutoir les armées romaines et la Pax Romana, base du rayonnement de Rome sur le monde occidental connu.
La Rome d’Hadrien est encore glorieuse mais les symptômes de la maladie qui va la ravager sont déjà perceptibles, et Hadrien (ce nom désigne le personnage de fiction, celui qui écrit ici une longue lettre au très jeune Marc-Aurèle. Quand il s’agira du personnage historique nous le désignerons de la locution L’Empereur Hadrien) le perçoit avec acuité et se donne mission de lutter contre l’éclatement et la décadence. Pour les reculer, pas pour les empêcher, Hadrien est trop lucide pour croire à l’impossible.
Le corps résidence sacrée, lieu des plaisirs, des souffrances et du dépérissement, de la mort promise, ouvre le flux de conscience qui constitue ces « mémoires ». Yourcenar dit dans une note qu’elle a hésité entre « Mémoires » et « Journal » et son hésitation se comprend vite pour le lecteur. Ce n’est pas un journal, qui impliquerait que le narrateur, Hadrien, écrivît au jour le jour ce qui posait un problème de vraisemblance, l’homme étant empereur et guerrier en campagnes fréquentes. Mais ce ne sont pas non plus des mémoires : Hadrien raconte certes sa vie mais par sujets, par thèmes successifs et choisis. « J’ai ma chronologie bien à moi, impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de Rome, ou avec l’ère des Olympiades ». On a vraiment affaire à une conscience qui se dit au fil des souvenirs, un flux de conscience pour reprendre le terme si juste de Faulkner. Le corps dans l’arc d’Héraclite, dont on dit qu’il est vie alors que son œuvre c’est la mort. Ce thème récurrent tout au long du roman marque à la fois une obsession pour Hadrien – sa mort prochaine – et une métaphore pour l’empereur Hadrien : le dépérissement et la mort annoncée de l’empire romain. Ainsi cet homme qui, posant les attributs du pouvoir (manteau et tunique), devient un patient dolent quelconque.
Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne les détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapides du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître.
Relation au corps plus douloureuse encore pour Hadrien dont le souvenir des plaisirs qu’il procure est vif et émerveillé. Corps de sportif, coureur, nageur, gymnaste. Corps de soldat, puissant, musclé, dur comme l’acier. Corps de gourmet, amateur – avec beaucoup de tempérance cependant – des mets les plus fins et les plus rares. Corps d’amant, support des plaisirs érotiques, des caresses et des baisers. Ce corps enfin « ami et compagnon » d’une vie qui, un jour, devient ennemi acharné et mortel. De la leçon stoïcienne, Hadrien ne retient qu’une part – contrairement à Marc Aurèle auquel il s’adresse et qui sera de plus stoïcien des empereurs – mais une part essentielle face à la fin de vie qui s’annonce.
Même au sein de mon pire désastre, j’ai vu le moment où l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l’accepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et la maladie va sans doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir de moi l’impassibilité d’un Thraséas, mais j’aurai du moins la ressource de me résigner à mes cris. Et c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même.
Et l’empereur Hadrien affleure régulièrement à la surface de ce flux de conscience. Le maître du monde, bâtisseur, guerrier, légiste, politique. Hadrien se donne l’image qu’il veut de l’empereur Hadrien et qu’il y ait torsion entre cette image et l’histoire réelle est une évidence. Néanmoins, les historiens en attestent, il y a dans le Hadrianus Imperator et l’Hadrien de Yourcenar des ressemblances incontestables. Ainsi ce passage sur la circulation à Rome qui, au-delà du clin d’œil au citadin d’aujourd’hui est rigoureusement vrai. « Je fis réduire le nombre insolent d’attelages qui encombrent nos rues, luxe de vitesse qui se détruit de lui-même, car un piéton reprend l’avantage sur cent voitures collées les unes aux autres le long des détours de la Voie Sacrée ».
Hadrien le guerrier a connu les campagnes les plus terribles. Aux frontières du nord, les grands froids et les Barbares furent des ennemis effrayants. Des dizaines de milliers de légionnaires y laissèrent la vie ou revinrent mutilés à Rome. La douleur du personnage Hadrien est immense, avivée par ses regrets de devoir continuer les travaux guerriers de Trajan pour préserver l’empire. Le rêve d’Hadrien est de donner à Rome une utilité pour tous, y compris ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, de rendre Rome mère de tous les peuples, capable de protéger et de nourrir tous ses sujets. J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières, eût intérêt à voir durer Rome.
A ce rêve vain, Hadrien va recevoir un démenti cinglant en particulier avec les guerres de Judée. Sa rencontre avec les Juifs, en particulier leurs chefs, Rabbi Akiba et Simon Bar Kochba (salué par nombre de Juifs comme le Messie), est un choc irrémédiable pour Hadrien, une rencontre inouïe avec la folie sectaire, celle qui culminera à la forteresse du Béthar, avec l’irréductibilité de l’opposition à Rome. Son entretien avec Akiba est une expérience qui marquera profondément Hadrien, effaré par l’impossibilité de tout dialogue.
Ce fanatique ne se doutait même pas qu’on pût raisonner sur d’autres prémisses que les siennes ; j’offrais à ce peuple méprisé une place parmi les autres dans la communauté romaine : Jérusalem, par la bouche d’Akiba, me signifiait sa volonté de rester jusqu’au bout la forteresse d’une race et d’un dieu isolés du genre humain. Cette pensée forcenée s’exprimait avec une subtilité fatigante : je dus subir une longue file de raisons, savamment déduites les unes des autres, de la supériorité d’Israël.
L’amertume qu’en retire Hadrien est tempérée néanmoins par une réelle admiration pour ces hommes obstinés et courageux jusqu’au sacrifice.
J’assistai à l’assaut qui précéda de quelques heures la capitulation de Béthar ; je vis sortir un à un les derniers défenseurs de la forteresse, hâves, décharnés, hideux, beaux pourtant comme tout ce qui est indomptable.
« Un jeune garçon, placé à l’écart, écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur oiseau. Il n’avait apporté ni tablettes, ni style. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse ». Son nom ? Destiné à défier les siècles : Antinoüs. L’Âge d’or – saeculum aureum – est celui de l’amour fou qu’Hadrien connaîtra avec ce jeune homme. Un amour qui sera pour lui métamorphose intime, évasion du poids de la charge impériale, retour aux sources de la philosophie, de la poésie, de la vie privée. Retour aux choses simples du monde, découverte d’une vie d’homme.
Cette aventure banalement commencée enrichissait, mais aussi simplifiait ma vie : l’avenir comptait peu ; je cessais de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur la voûte du ciel. Je n’avais jamais remarqué avec autant de délices la pâleur de l’aube sur l’horizon des îles, la fraîcheur des grottes consacrées aux nymphes et hantées d’oiseaux de passage, le vol lourd des cailles au crépuscule. Je relus des poètes.
Marguerite Yourcenar élève un monument non seulement à Hadrien mais à une certaine idée de l’Antiquité romaine, faite de grandeur mythique, d’exaltation de l’âme, de fureur et de sang. Jamais Rome ne fut mieux célébrée dans la littérature.
Animula vagula blandula
Hospes comesque corporis
Quae nunc abibis in loca
Pallidula rigida nudula
Nec ut soles dabis iocos
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…
Léon-Marc Levy
- Vu : 1952