Mektouba, Karima Berger
Mektouba, février 2016, 247 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Karima Berger Edition: Albin Michel
Que nous lègueras-tu, Ô père ?
Tout d’abord, il y a la lettre ; elle est là, rangée dans le tiroir. Au verso de l’enveloppe, une phrase sonne comme « une coalition » : « Enfants Ben Amar » ! Cette missive est une « vomissure » ; c’est « une entaille » qui le blesse, le nargue, lui fait mal, défie son pouvoir et fait saigner son cœur. Cette lettre agit comme une Madeleine de Proust car dès sa réception, il se met à écrire ses mémoires : « le fiel de leur lettre a pesé sur ma plume », écrit-il avec beaucoup de colère.
Lui ? C’est Hadj Ben Amar, le père, le narrateur et l’un des personnages principaux du dernier roman de Karima Berger, Mektouba. Tout au long du récit, cet homme « né au siècle dernier », à « la salive imbibée de coran », émerge comme un être hors du commun. C’est un ancien haut fonctionnaire, désabusé par sa fonction, par son pays, par sa vie, par ses enfants, par la providence. Il est propriétaire d’une maison qu’il a surnommée affectueusement Mektouba – l’écrite, la destinée.
Entrecoupé de versets coraniques, son récit nous immerge dans les affres de sa colère déclenchée par une histoire familiale qui nous mène au cœur d’un conflit qui se cristallise autour de la maison paternelle. Hadj Ben Amar porte un regard amer et pessimiste sur la vie et les êtres qui l’entourent. Alors que le récit se déploie tel un long parchemin, ce père « exilé de ses enfants » pour qui « l’écriture lui tend le miroir de ses lâchetés », examine le cours de sa vie, de ses échecs, des tragédies de sa famille, fait des constats, fait des retours au passé, revient au présent, livre ses sentiments bruts.
Tout au long de sa mise à nu, le pays est décrit comme un grand corps malade ; comme un « naufrage » : « L’Algérie ne s’aime pas. Elle aime tout sauf être heureuse » ; « comme si une terrible dyslexie s’est emparée du pays » écrit cet homme d’une implacable ténacité, la mort dans l’âme.
Et il y a eux, celui et celles qui ont écrit la lettre au patriarche et ont attisé sa colère. « Les enfants Ben Amar » sont trois : deux filles, Souad et Louisa, les « sœurs toxic », et un garçon, Amine. Ils ont quitté le pays pour vivre à l’étranger. Les trois enfants qualifiés « d’anges déchus » ont un point commun : ils se sont libérés du modèle paternel et ont créé leur propre modèle qu’ils tentent d’imposer à leur père.
Tout au long de l’histoire, un nom de femme revient sans cesse sur la langue de Hadj Ben Amar : Dalila, la mère des enfants ! Celle-ci est décédée à la naissance d’Amine, le mâle tant désiré, tant attendu !
Et puis il y a « Mektouba », « le bien du père », l’asulon, le lieu sacré, insaisissable et inviolable. Cette maison achetée à un couple français en 1938 est convoitée par les enfants. Elle fait l’objet de discorde entre le père et sa progéniture. Si Mektouba est présentée comme un objet de conflit, elle est notamment décrite par Hadj Ben Amar comme un être vivant qui se défend et se protège du danger qui le menace : « Mektouba vaillante rugissait, repoussant le vent qui violait ses secrets », écrit-il au sujet de cette maison qui vit en lui, qui l’habite jusqu’à obsession, comme s’il s’agissait d’une femme ; et d’ailleurs on se demande si Hadj Ben Amar n’a pas tendance à identifier Mektouba à sa défunte épouse, Dalila.
Alors que la trame narrative avance lentement, de personnage en personnage, de scène en scène, de crise en crise, l’auteure nous entraîne au cœur du conflit familial ; et nous assistons alors à un face à face violent entre le père et ses trois enfants. Ce conseil de famille se déroule durant la fête de l’aïd, jour du sacrifice. Nous devenons alors témoins d’un moment de confrontation et d’affrontement entre les membres de cette famille qui déversent leurs colère, leur rage, leur haine, règlent leurs comptes, révèlent les non-dits archaïques. Ce jour-là, chacun dit ; chacun exprime sa douleur ; chacun défend sa cause. Les rapports entre les membres de cette famille sans mère sont très vifs ; ils sont tous furieux, excessifs, féroces ; les démons de Mektouba se donnent à cœur joie. Alors que la discussion fait rage, le vent vient se mêler à cette dispute familiale. Il souffle fort, très fort ; son rythme suit l’atmosphère de ce conseil de famille ; il « fait monter l’adrénaline » du père ; il l’agace…
Pendant ce temps, le père et les enfants continent à parler et à se dire les quatre vérités.
Ce conseil de famille parviendra-t-il à crever l’abcès ? Le père et les enfants renoueront-ils le dialogue ? Le père, cet homme qui « a inventé d’autres enfants » et qui réserve à ses enfants biologiques « la meilleure part », leur lèguera-t-il Mektouba conformément à leurs volontés ?
C’est avec brio que Karima Berger raconte cette histoire de succession vue à partir de deux points de vue qui s’opposent : celui du père qui se comporte comme un patriarche et refuse toute ingérence dans les décisions relatives à son bien précieux, « Mektouba », sa destinée ; et le point de vue de ses trois enfants qui se sont émancipés de la tutelle du père et regardent le monde de ce dernier à partir de leurs ornières.
Par le biais de sa plume qui se déploie dans un style poétique dont chaque mot et chaque phrase portent tout le poids et l’intense gravité de la tragédie des Ben Amar, Karima Berger, l’auteure de ce roman solaire, nous mène lentement, au rythme des péripéties des personnages, vers un dénouement qui laisse échapper une voix qui nimbe le récit fictionnel d’un souffle nouveau ; un souffle qui rend légitime et profondément humain chacun des protagonistes qui animent ces pages d’où se dégage une atmosphère qui baigne dans une grisaille lourde et glauque, imprégnée à la fin de l’histoire par une éclaircie et une embellie inopinées.
En lisant Mektouba, roman qui pose la question de la transmission, vous vous laisserez porter par la fluidité du style et la beauté de la langue de cette intrigue qui, sans détour, parlera à votre sensibilité et vous touchera au plus profond de votre être. Et vous serez tenté-e-s de vous poser les questions suivantes :
Que nous ont légué nos parents (en dehors du matériel) ? Que léguerons-nous à nos enfants ?
Nadia Agsous
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