Mauthausen, Iakovos Kambanellis (par Gilles Banderier)
Mauthausen, Iakovos Kambanellis, janvier 2020, trad. grec, Solange Festal-Livanis, 374 pages, 22,90 €
Edition: Albin Michel
Il en va de la « littérature des camps » comme du Livre de sable borgésien : tout se passe comme s’il restait toujours quelque chose à découvrir, un livre qui viendrait ajouter sa touche à un tableau déjà effroyablement précis et pourtant à jamais incomplet. On sait peu que, parmi les victimes de la machine de mort nazie, il y eut un contingent non négligeable de Grecs, parmi lesquels un jeune homme, Iakovos Kambanellis, né en 1922, arrêté à Innsbruck alors qu’il avait fui sa patrie occupée et envoyé dans le camp le plus proche de l’Autriche, à Mauthausen, où il fut détenu d’octobre 1943 à la libération par les troupes américaines. Il eut la bonne fortune d’échapper à la chambre à gaz, aux médecins impies et au Wiener Graben, la carrière de granit – avec son escalier interminable, propice à toutes les blessures – où les prisonniers extrayaient des tonnes de roche, jusqu’à ce que mort s’en suive. De retour en Grèce, pour trouver un sens à sa vie et exorciser les mauvais souvenirs, Kambanellis entama une carrière d’écrivain et de dramaturge. Mauthausen fut publié en 1965, vingt ans après la fin de la guerre.
Traduit en plusieurs langues, parmi lesquelles l’hébreu, l’anglais et l’allemand, ce récit n’avait jamais paru en français. C’est désormais chose faite et on doit saluer comme elle le mérite l’initiative des éditions Albin-Michel. Ceci dit, il faut admettre que ce décalage d’un demi-siècle entre la publication de Mauthausen et sa réception française interdit aux lecteurs d’apprécier pleinement la force de ce livre, car entre temps ont été divulgués, médités et commentés les textes de Primo Lévi, David Rousset, Elie Wiesel, Robert Antelme (ces derniers réunis dans un récent volume de la « Bibliothèque de la Pléiade »).
De manière singulière, le livre d’Iakovos Kambanellis ne commence pas avec son arrivée à Mauthausen, mais par la fin, lorsque des rumeurs de plus en plus insistantes annoncèrent l’arrivée imminente des Soviétiques ou des Américains, lorsque les SS, quand ils ne se massacraient pas entre eux, s’activaient à effacer les traces de leurs activités, à brûler le plus de documents possible (comme tous les endroits régis par la logique administrative, les camps de la mort produisaient de la paperasse). Après quoi, les bourreaux prirent la fuite, quelques jours ou parfois quelques heures avant l’arrivée des troupes ennemies et tentaient, avec plus ou moins de succès, de se faire oublier, dans un pays livré au chaos. Mais certains SS, moins débrouillards ou qui couraient moins vite, se firent prendre par les Américains et il en résulta, derrière les barbelés du camp, une cohabitation conflictuelle avec leurs vainqueurs d’une part, leurs anciennes victimes de l’autre. Il est difficile de se représenter ce que fut la « libération » des camps (on emploiera ce mot, même si Auschwitz, par exemple, ne fut pas « libéré », mais abandonné et découvert fortuitement par l’Armée rouge), à la fois pour les soldats alliés (de nombreux témoignages soulignent qu’ils sentirent les camps avant de les voir) et pour les prisonniers, quel qu’ait été le motif de leur incarcération. En tout cas, rien ne serait plus faux que de se représenter un retour à une vie normale du jour au lendemain. D’abord parce que de nombreux détenus en avaient trop vu et trop subi pour espérer jamais revivre « comme avant » et effacer l’horreur qu’ils avaient eue chaque heure de veille devant les yeux. Ensuite, ils étaient nombreux, seuls survivants d’une famille à présent décimée, qui vivait naguère dans une bourgade à présent détruite, à n’avoir nul endroit où retourner. Enfin, même si la tâche semblait dépasser l’entendement, il fallait rendre à ces malheureux une identité administrative et envisager, si tant est que cela eût un sens, des indemnisations. Ainsi, durant les semaines qui suivirent la « libération », des centaines de personnes continuèrent à vivre dans les camps, libres cependant de sortir et de rentrer, de circuler sur des chemins recouverts de scories humaines (peuple pragmatique, les Allemands avaient imaginé ce moyen pour se débarrasser de ce qui sortait de leurs fours crématoires et découvert que « les restes brûlés étaient un meilleur matériau pour le revêtement des routes que le gravier. Particulièrement maintenant que les pluies allaient commencer. Ils ne font pas de boue, les restes brûlés. On a beau faire, l’humain est toujours le meilleur matériau. Presque irremplaçable », p.96). La force et l’originalité de Kambanellis résident largement dans ce parti-pris narratif, de raconter les événements à partir de la fin (que les lecteurs, saturés d’épouvante, ont souvent tendance à négliger dans ce genre de récits), puis de remonter le temps, de se rappeler les illusions naïves du commencement, l’espoir envers et contre tout à l’arrivée au camp (s’ils ne nous ont pas encore tués, c’est qu’ils ont besoin de nous et donc que nous allons vivre). Arbeit macht frei : « Tous les nouveaux croient à cette promesse. Et certains même si aveuglément, qu’ils ne veulent pas comprendre ce qu’ils voient autour d’eux. Espérer est plus commode. D’ailleurs, il est naturel que, si les SS n’ont pas de raison particulière de te zigouiller, ils te laissent rentrer chez toi vivant. Le contraire ne tient pas debout » (p.57-58). Au bout d’un délai variable, même les plus bornés ou les moins lucides finissaient par comprendre où ils étaient tombés. Il y a quelque chose de Rip van Winkle chez ces survivants, retranchés de l’humanité, ayant vu ce que nul ne devrait voir, et sommés tout d’un coup de rejoindre le monde des humains. On pourra méditer également cette maxime, que certain SS épinglait sur les corps des prisonniers abattus : « Seule l’obéissance conduit à la liberté » (p.136).
Que Mauthausen soit appelé à rejoindre les classiques de la « littérature concentrationnaire » ne fait aucun doute et il est bon d’en disposer en français. On doit cependant regretter que cette réception tardive ne permette pas d’en apprécier pleinement l’originalité.
Gilles Banderier
Iakovos Kambanellis (1922-2011), écrivain grec, fut déporté à Mauthausen de 1943 à 1945.
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