Maryan, artiste rescapé
Il n’y a pas de difficulté [pour la lumière]. L’une, c’était notre lumière. L’autre, c’était la lumière [le feu] de l’enfer.
Le Talmud, traité Pessahim, chap. IV, 54a
La galerie Polad-Hardouin organise une exposition historique de travaux posthumes d’artistes, tous disparus assez jeunes et avec des destinées assez diverses : Marcel Pouget (1923-1985), Michel Macréau (1935-1995), Jacques Grinberg (1941-2011) et Maryan. L’on peut qualifier de prime abord un aspect commun à tous, peut-être une source d’inspiration expressionniste, plus cubiste pour Grinberg. Des courants et des façons y sont exprimés. L’on y trouve bien avant leur existence, le style qui a sans doute influencé R. Combas, H. Di Rosa, F. Boisrond, le street art, les graffiti de rue. De même le mouvement de la « Figuration libre », qui alliait les codes de l’art brut à l’imagerie populaire africaine, arabe, le Punk, dont les homologues américains sont K. Haring, J.-M. Basquiat, etc. : avec l’aplatissement des formes, pas de perspective réelle, des contours très marqués dérivant jusqu’à l’ellipse, le tag, signifiant l’agressivité, l’agression de la société contre l’individu et ses mythes personnels.
Je m’attarderai tout particulièrement sur l’œuvre de Pinchas Burstein, dit Maryan, né en Pologne en 1927, mort subitement en 1977 au Chelsea Hotel. En feuilletant des ouvrages qui lui sont consacrés, et sur les cimaises de la galerie, je découvre un monde complexe. Il s’y trouve un échantillon savant de techniques, allant de l’humble crayon de papier aux compositions colorées à l’huile et à l’acrylique ; du sec, du maigre au gras. Du rose tyrien, de l’orange vif et du bleu cyan sont posés sur la peau, les vêtements, cernés de noir, et des sortes de larmes, de coulures : des vers de terre ?
En 1952, un christ juif horrifié, blessé, sans titre, dresse ses mains, ses doigts, comme ressuscité, dans son linceul. Et toujours, en 1952, un Garçon yéménite reprend ses droits, se protège le cœur avec les bras dans un geste d’apaisement. Bronzé, paré, doré. Les portraits naïfs et tourmentés me rappellent également l’imaginaire de Topor – sa dérision cruelle – et plus récemment Charles Burns par exemple, avec la mue des peaux, les gouttes de sueur ou de sang, ou bien un début de putréfaction des chairs et de transmutation inquiétante – cauchemar de l’envahissement par des corps étrangers, de la maladie.
Daté de 1960, peint à l’huile, non titré, un petit juif noir à chapeau rouge – lutin facétieux – se penche au-dessus d’un caisson à l’énigmatique Kabbale, avec encore un cœur ciblé ; un rond d’enfant dans un ciel d’or. En 1964, Maryan revisite les œuvres de Vélasquez, de Rembrandt et dédie une magnifique ode à ces artistes de renom où il extrait de leur art la compassion, la mort. Ainsi reconnaît-on, à travers un hommage à Goya, un jaillissement enflammé autour d’un bonhomme à chapeau conique – un israélite jeté à la fournaise ? Les distorsions se compliquent dans les deux tableaux de 1969 (du catalogue de la galerie Claude Bernard) – déconstructions, distorsions et flous traités un peu à la manière de Bacon et qui annoncent l’expression libre des graffiti, la forme molle du blaze.
Au sous-sol de la galerie Polad-Hardouin, 17 travaux sur papier dont les plus beaux (à mon avis), les plus graphiques, sont disposés en triptyque, en diptyque – des sérigraphies et des graphites avec fusain de formats moyens, environ 70 x 50 cm. Un trait noir, épais, suave, sinue autour de personnages gargantuesques, les yeux masqués sous de drôles de bonnets phrygiens, épiscopaux, d’enfants punis par un bonnet d’âne, de pauvres êtres étouffant sous des camisoles de force des satires du Moyen Âge. Scènes de supplices, d’éviscérations, ou bien symboles des péchés capitaux ; l’énigme reste entière…
Il y a quelque chose du baladin, du bouffon, dans ces représentations de carnaval triste. La langue tirée, le cri, la chevelure épaisse, le sexe nu de ces petits gnomes hurleurs sous leurs collerettes de clown ou de Pierrot sont décuplés sur fonds blancs ou noirs. De profil ou de face. Ils habitent une fable cruelle ou bon enfant, un morceau de Rabelais : une farce grotesque. Des expressions d’hommes implorent ou protestent en autant d’images éclatées, clownesques, de portraits isolés, rieurs, zoomorphiques, « floromorphiques », efflorescents et difformes. Les figures de victimes ou de bourreaux, Maryan étant lui-même rescapé de l’horreur des camps, s’hypertrophient. Dans cet univers polymorphe, inquiétant, l’aveuglement des individus innocents ou niais, est toujours surmonté ou aidé du troisième œil oriental ; celui de la connaissance et du salut.
C’est également un acte performatif de la part de cet artiste déporté car juif, que de consigner le long d’une vie les tourments endurés. De les réinsuffler sous forme de mutations métaphoriques, d’inventions anamorphiques géniales, grâce à la peinture. L’allégorie demeure : celle de la figure de l’Autre – d’un Arlequin mis à distance, d’un polichinelle qui revient ici sous les traits d’un amuseur, contrefait, parfois disgracieux – dans la pantalonnade d’une comédie féroce d’un rescapé des camps. Notons, pour finir, dans un autre registre, l’impressionnant rendu de l’huile sur toile de Marcel Pouget nommée Salle de récréation de l’hôpital psychiatrique [1978/79, 195 x3 00 cm]. La déclinaison des corps traumatisés par la maladie mentale, de la station debout à l’affaissement au sol, appelle l’émotion. Pris sous une lueur tragique, bleuâtre, ces êtres brisés nous regardent néanmoins, témoignant ainsi de la noirceur de leur condition et de la commisération de l’artiste à leur restituer le droit d’exister.
Yasmina Mahdi
Galerie Polad-Hardouin, 86 rue Quincampoix, Paris 75003, jusqu’au 17 janvier 2015
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