Martin Amis : Deux romans
D’Autres Gens, Martin Amis, Le Livre de Poche, trad. de l’anglais par Géraldine Koff-D’Amico, août 2015, 312 pages, 6,90 €
Money, Money, Martin Amis, Le Livre de Poche, trad. de l’anglais par Simone Hilling, août 2015, 624 pages, 8,10 €
Quand un auteur fait l’actualité littéraire, comme c’est le cas pour Martin Amis (1949) avec La Zone d’Intérêt, son dernier roman en date, il serait regrettable pour l’éditeur possédant les droits de son back catalogue de ne pas le faire fructifier. Dont acte pour Le Livre de Poche, qui se fend d’une mini-rafale avec D’Autres Gens (1981) et Money, Money (1984), deux romans emblématiques de l’œuvre de Martin Amis, précédemment publiés chez 10/18 et plus disponibles depuis quelque temps. L’occasion est donc belle de replonger dans ces deux romans, juste histoire de voir s’ils tiennent toujours la route.
D’Autres Gens (sous-titré Une histoire, un mystère, ce qui ajoute un rien de désarroi potentiel du côté du lecteur – on y reviendra) est en soi un tour de force narratif : à la troisième personne, ce roman raconte les (més)aventures londoniennes d’une jeune femme amnésique en adoptant son point de vue – et c’est là que réside en grande partie la force du roman, dans cette capacité qu’a eue Martin Amis de rendre la façon dont on aborde le monde, la société, lorsqu’on a tout oublié, toute la naïveté au sens premier (qui vient de naître) que cela comporte. ça commence avec « l’eau » dans les yeux, et ça continue, plus loin, avec des avances sexuelles franches qui sont envisagées comme des gestes sociaux normaux… Entre-temps, Mary, l’amnésique, aura parcouru un Londres de la pauvreté, trouvé refuge dans une famille d’alcooliques sympathiques, les Botham, pour finalement aboutir dans un refuge pour femmes maltraitées. Surtout, elle aura dévoré des livres et des brochures (en particulier, chez les Botham, celles signées « Al. Anom. »), comme pour tenter d’y trouver les réponses au monde qui l’environne.
Ces lectures sont l’occasion pour Amis de, apparemment, parodier Flaubert parodiant les romans sentimentaux lus par Emma Bovary, avec la même critique : « Pavillons de chasse isolés, postillons, chevaux crevés, forêts, serments, larmes, baisers, cœurs brisés, promenades en barque au clair de lune, bonheur éternel. Comme beaucoup d’histoires, elles se terminaient quand arrivait le mariage ; mais on y restait indifférent. Elles confirmaient une chose que d’autres livres ne faisaient que vaguement soupçonner : que les histoires étaient des mensonges, imaginées pour de l’argent, du temps vendu ». Cette remarque est celle de Mary, mais c’est aussi celle de Martin Amis qui, dans ce premier roman en tant qu’auteur à temps plein, se joue des conventions narratives. Déjà, il y a ce personnage d’amnésique ; ensuite, il y a ces brefs chapitres narrés à la première personne du singulier, qui semblent des commentaires féroces de ce qui arrive à Mary – de qui sont-ils le fait ? De l’auteur, ou de Prince, cet homme qui a reconnu en Mary une certaine Amy Hide, une femme autrefois quasi maléfique… C’est peut-être là le sens du « Mystery Story » du titre original : l’histoire d’un mystère, celui de l’identité de Mary, mais aussi celui d’une histoire qui évolue génériquement au fil de son développement : commencé comme une comédie un peu absurde, un peu cruelle, sur une jeune femme amnésique, le roman devient un thriller relatif à l’idendité véritable de Mary et, surtout, à ce qu’elle a fait sous le nom d’Amy Hide… jusqu’à l’apothéose finale, qui laisse beaucoup de questions en suspens…
Trois ans après ce tour de force narratif qui sent quand même le jeune auteur en quête d’une identité littéraire, Martin Amis explose littéralement à la face du monde littéraire avec son quatrième roman,Money (redoublé en Money, Money pour la langue de Molière). Après le roman de la recherche narrative, arrive le moment du roman destiné à dire le monde dans toute sa laideur grotesque. Le grotesque, c’est ici la farce qu’est le fric, le fric, rien que le fric, et sa pornographie, le tout raconté par un personnage narrateur au nom emblématique de l’égotisme friqué des années quatre-vingt, la décennie Reagan-Thatcher : John Self. Son métier seul symbolise tout ce qu’il y a eu d’infâme durant cette décennie : il réalises des spots publicitaires qui connaissent un tel succès (comprendre : vendent tellement bien leurs produits) qu’il est invité à New York par un certain Fielding Goodney pour réaliser un long métrage. A partir de là se déroule l’histoire folle d’un type de trente-cinq ans en franc surpoids pris d’une gueule de bois ininterrompue depuis des années, confronté au microcosme du cinéma dans toute sa splendeur ridicule avec un casting présélectionné (en particulier, le personnage de Lorne Guyland, le vieil acteur sur le retour, est une véritable réussite), alors qu’un certain Frank le harcèle au téléphone, et avec l’aide, en cours de récit, d’un certain… Martin Amis, un auteur anglais « inconnu au bataillon » qui refond le scénario de Fric Chéri, qui devient de la sorte Fric Pourri…
Au-delà de ce récit dickensien en diable (les personnages infâmes, la chute finale du personnage principal, dindon d’une farce gigantesque, y compris du côté de son père supposé…), rocambolesque, c’est une réflexion féroce sur le fric, son pouvoir, ses effets, à laquelle est confronté le lecteur deMoney, Money. Cela vaut pour quelques aphorismes pas piqués des vers : « le fric chaotise les taudis » (à propos des émeutes en Grande-Bretagne au début des années quatre-vingt), « mon mode de vie s’élève dans l’échelle sociale » (à propos de la transformation du quartier où vit John Self en un centre commercial à ciel ouvert, dépourvu de toute spécificité), « le fric vous confère de l’innocence quand il a toujours été là » (à propos de Martina Twain, personnage à l’immense richesse personnelle). Cela vaut aussi pour quelques réflexions qui font de John Self un personnage aussi honnête et clairvoyant que typique des années quatre-vingt, et de notre époque, celle-ci étant enfant de celles-là : « Tous mes hobbies sont de tendance pornographique. L’élément de plaisir solitaire y est brutalement souligné. Fast-foods, sex shows, guerres spatiales, machines à sous, films pornos, journaux de nus, alcool, bars, bagarre, télé, branlette ». On pourra aussi relever qu’il se présente comme étant « drogué au XXe siècle » (« Le présent, il n’y a que ça de vrai, de valable, il n’y a que ça, le présent, le présent pantelant ») et que lorsqu’il évoque son rapport à l’alcool avec Martin Twain, celle-ci lui répond : « Tu n’es pas alcoolique. Tu es tout simplement un enfant gâté qui n’a rien de mieux à faire ». La synthèse de tout cela, le rapport étroit entre le fric et le sexe, trouve son apogée dans la relation entretenue avec Selina : « Quand on couche ensemble, parfois la conversation tombe sur… Quand on fait l’amour, on parle souvent de fric. J’aime ça. J’aime parler de cochonneries ».
Comme dans D’Autres Gens, Martin Amis s’amuse donc des conventions narratives, ne fût-ce que par la présence d’un personnage éponyme (d’autant plus troublant que l’auteur venait de connaître une expérience cinématographique en écrivant le scénario de Saturn 3, et que le roman s’ouvre sur sa note de suicide…), qui se livre au passage à une brève réflexion sur l’éthique romanesque : « les personnages ont une double innocence. Ils ne savent pas pourquoi ils vivent ce qu’ils vivent. Ils ne savent même pas qu’ils vivent ». A ceci près que le lecteur a l’impression que John Self, mis à part le fait qu’il se fait gruger par tout le monde, est un personnage bien conscient de son existence, puisqu’il s’adresse fréquemment au narrataire : « Vous vous souvenez de Martina, Martina Twain ? Venez pas me dire que vous l’avez oubliée. Comment ça va la tête, mec ? ça va pas la mémoire, frangine ? ». Mais tout cela est fort logique dans un roman reposant entre autres sur une forte dose d’ironie et d’humour.
Il y aurait encore bien des choses à dire concernant Money, Money en tant que critique des années quatre-vingt naissantes (entre autres, des passages monstrueux sur ce que signifie être au chômage) et en tant que machine narrative (les interactions entre les personnages sont souvent placées sous le signe d’un pince-sans-rire vraiment efficace), de même qu’on pourrait gloser sur les questions soulevées par l’amnésie de Mary Hide dans D’Autres Gens (entre autres, un questionnement sur le pourquoi des vêtements en tant que conventions sociales). Tout concourrait à ceci : Martin Amis est l’un des auteurs anglais les plus importants des trente dernières années, et ses livres ont toujours gratté là où ça démangeait la société – et là où ça la démange toujours, avec cruauté pour Money, Money. Nulle raison pour que cela cesse.
Didier Smal
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