Marthe, roman, Les Sœurs Vatard, Joris-Karl Huysmans (par Patryck Froissart)
Marthe, roman, Les Sœurs Vatard, Huysmans, Folio Classique, octobre 2024, 544 pages, 9,40 €
Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans Edition: Folio (Gallimard)
Cette réédition est présentée, établie, préfacée et annotée par Francesca Guglielmi. La somme des deux romans est suivie d’une Chronologie détaillée, rédigée par Francesca Guglielmi et André Guyaux, d’une intéressante notice sur la genèse et la réception des deux ouvrages, et d’une importante et précieuse bibliographie.
Marthe
C’est « l’histoire d’une fille », terme ici socialement méprisant désignant au 19ème siècle une femme aux mœurs légères.
Le parcours narratif est relativement banal, fait d’une succession de promotions et de régressions dans l’échelle de la pauvreté sociale, de périodes stables pendant lesquelles toit, table, trousseau, lit, statut socio-économique et amant régulier et protecteur, voire proxénète (on supporte un temps ses coups, ses brimades, ses humiliations et l’obligation de subvenir à ses besoins financiers) semblent devoir s’imposer durablement, et de chutes et rechutes, progressives ou brutales, vers et dans la précarité, les privations, l’inconfort, jusqu’un état de misère d’autant plus durement ressenti qu’il succède à un épisode dont on éprouve, malgré « les illusions perdues », une nostalgie persistante, et dont on va s’efforcer de retrouver les aspects équivoques avec un autre partenaire, quitte à laisser choir dans un ruisseau de plus en plus glauque amour-propre, dignité, et reste de morale.
Mais si l’intrigue accroche, ce qui est le cas, ce n’est pas tant par la chaîne narrative des péripéties auxquelles est confrontée Marthe, dont l’existence chaotique, jusqu’au désir de suicide, attire irrésistiblement quelque empathie, que par le talent de l’auteur à les inscrire dans le contexte d’une réalité sociale, économique, historique qu’il (re)crée avec un extraordinaire souci du détail.
Car par ce premier roman achevé en 1876, censuré en France, par ce récit cruel des vicissitudes d’une prostituée aléatoire, Huysmans assure et assume sa place dans le mouvement naturaliste, réaliste, où se retrouvent Zola (Nana), Maupassant (Boule de suif), Edmond de Goncourt (La fille Élisa) et d’autres romanciers du dernier quart du XIXe siècle, une trentaine d’années après la parution de Splendeurs et misères des Courtisanes.
La singularité du roman de Huysmans tient d’une part à la sombreur des mises en situations, à la tonalité négative, très dépréciative, des représentations du peuple des bas quartiers, d’autre part au remarquable travail sur la langue auquel se livre l’auteur pour donner de façon maximalement pittoresque une expressive réalité à la société qu’il dépeint, telle qu’il la voit. En cela, Huysmans se montre plus « réaliste » que les romanciers cités plus haut, et son naturalisme atteint ce point extrême, paradoxal, d’un hyper-réalisme qui théâtralise les scènes de vie jusqu’à les rendre, à la lecture, pourrait-on dire, hyper fictionnelles. Quel tour de force ! Il ne transcrit pas « le » monde, il façonne, même si ce n’est pas là son dessein littéraire, « un » monde qu’il souhaite a priori rendre exactement conforme à celui qu’il s’applique à observer avec la lorgnette d’un professeur d’histoire naturelle. Et ce petit monde, ô magie, prend vie, trucule, s’agite, souffre, s’affronte, se déchire, se corrompt, vibre et fourmille en mini cour des miracles, se fait plus vrai que nature, tout en ayant pour fondement des descriptions couvrant des pages entières pouvant passer pour des articles d’encyclopédie : celle, scientifique, de la fabrication de perles artificielles (un des métiers de Marthe), celle, sociologique, du fonctionnement régulier des maisons closes (dont Huysmans était, avant ses crises aiguës de dévotion, de même que l’étaient Maupassant, Flaubert et autres, un visiteur assidu), celles, topographiques, anthropologiques, semblables à des compositions photographiques, de quartiers, rues, boutiques, commerces, avec les personnages les animant, et cetera.
Les sœurs Vatard
Après le roman de Marthe, brillant premier coup n’ayant toutefois pas eu immédiatement, en partie à cause de la censure, le succès escompté et assurément mérité, paraît en 1878 celui des Sœurs Vatard, dédicacé à Zola, beaucoup plus long, plus dense, plus riche, sur le même registre. Le talent de dramaturge de Huysmans confine ici au génie. Alors que Marthe était « le » personnage central, l’héroïne pivot autour de quoi tournait le manège des autres protagonistes, ce second roman, comme son titre le laisse entendre, s’articule sur deux sœurs, deux caractères contraires, dont la mise en contraste pourrait rappeler, la crudité des séquences sexuelles en moins, les Justine et Juliette de Sade.
Désirée l’aînée, la délurée et Céline la vergogneuse que l’auteur appelle volontiers « la petite » mènent toutes deux un parcours sentimental heurté.
Désirée, jouisseuse, d’un naturel noceur, a pour amants réguliers, après avoir été exploitée par une série de suborneurs, de godelureaux, de mirliflors, d’abord l’alphonse macho prénommé Auguste puis le peintre pusillanime Cyprien, deux personnages dont les caractères sont puissamment brossés par le romancier. Céline, irrésolue, tiraillée entre sa morale personnelle, l’éveil des sens, son dévouement pour un père exigeant et une mère impotente, l’exemple et les conseils parfois moralement subversifs de sa sœur dévoyée, et un romantisme à l’eau de rose, a pour amoureux transi l’ouvrier Anatole, et comme prétendant le petit-bourgeois Amédée que le père Vatard veut lui faire épouser.
L’usage de la langue populaire, de l’argot (évoquant, ici et là, le pittoresque brut de l’écriture de l’oublié Aristide Bruant dans La Loupiote) et de la représentation minutieuse de la réalité des lieux, des us, des occupations, des comportements, des techniques, atteint ici son summum.
Le double parcours narratif des sœurs comprend d’une part des épisodes au cours de quoi chacune poursuit sans l’autre sa propre intrigue, conflue d’autre part lors de parties communes avec les partenaires respectifs en foires, bistrots, bouchons, beuglants toujours situés cartographiquement dans un Paris reconstitué, et toujours dépeints avec une précision extrême, et a pour nœuds de croisement réguliers tantôt l’atelier de brochage (dont le fonctionnement et les relations entre employés sont bien sûr expliqués rationnellement par un Huysmans propriétaire et directeur dans la vie réelle d’un semblable atelier) où travaillent les sœurs Vatard et Anatole, où Auguste ne manque pas de venir faire son grabuge, tantôt la maison familiale des sœurs Vatard. Cette structure en alternance judicieusement mesurée fonctionne au mieux et fait de ce roman une œuvre qui mériterait d’être mieux (re)connue.
Une des questions prêtant à débat dans le Landerneau littéraire contemporain à propos de ces deux romans ferait passer Huysmans pour misogyne et pour porteur d’un certain mépris bourgeois pour les membres des catégories sociales mises en scènes… S’il est vrai que l’image de la femme est ici la plupart du temps négative, les portraits d’hommes ne sont pas eux-mêmes positifs, s’il est certain que les tableaux des mœurs et coutumes des quartiers choisis sont généralement déprisants, si les propos et les faits et gestes des personnages secondaires peuvent paraître ici et là outrancièrement grossiers, si le style global a été publiquement dit « vulgaire » par Flaubert, il appartient à chaque lecteur, à chaque lectrice, de se faire ou non son propre jugement après avoir, quoi qu’il en soit, goûté une lecture savoureuse.
Patryck Froissart
Joris-Karl Huysmans est un auteur et critique d’art français. Il fit toute sa carrière au ministère de l’Intérieur, où il entra en 1866. En tant que romancier et critique d’art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXe siècle et jusqu’à sa mort.
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