Marigold et Rose, Un récit, Louise Glück (par Didier Ayres)
Marigold et Rose, Un récit, Louise Glück, Gallimard, novembre 2024, trad. anglais (États-Unis), Marie Olivier, 76 pages, 12 €
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J’ai bu à petites gorgées le récit de Louise Glück que publient les éditions Gallimard, et je me suis enivré de cette histoire d’enfance où l’écrivaine américaine distille l’ironie, laquelle ouvre des portes vers le monde de l’intellection, permettant de réfléchir à la question de l’identité féminine, et cela avec une dose d’humour parfois. Nonobstant, le thème principal est celui du partage, de la description d’une vie clivée, d’une schize.
Et a priori la gémellité des sœurs aide grandement ce dédoublement de la parole infantile – qui n’est pas du tout ici un babil, mais une langue savante et très chantante. L’on y voit bien sûr en creux la personne de la poétesse dans son identité partagée entre son père et sa mère, et surtout mettant en lumière le lien charnel avec sa sœur Rose, l’une des jumelles.
L’on comprend bien que Marigold est plus proche de Louise Glück que Rose. Et ce chemin est plein d’embûches car, de fait, ni Marigold ni Rose ne détiennent un langage, et ne peuvent évidemment pas lire ou connaître quelque langue sinon celle de l’Infant. Le texte couvre de grands thèmes qui n’ont rien de grandiloquant : la vie, le pouvoir de la famille, l’amour sororal qui en passe par l’ironie, la vision double du monde des deux enfants âgées d’à peine un an, liées par une quête de l’énigme de la vie, de la génération, et surtout par l’exercice de l’ironie sur tout ce qui les entoure. L. Glück écrit malicieusement que, malgré tout, les deux fillettes ne pouvaient pas lire !
Donc, la naïveté de ces infants est feinte. C’est Louise Glück qui parle et non des êtres pris dans les mailles d’un temps sans dénomination langagière. Donc, c’est simplement leur présence à qui l’auteure donne voix.
Mère s’assit sur le plaid. Elle va nous parler du partage, se dit Marigold. Le partage, c’était très important pour Mère, comme elle l’expliquait aux jumelles. Les jumelles n’aimaient pas partager. Elles voulaient chacune tout, tout le temps. C’était la même chose pour Mère. Elle ne voulait pas partager le jardin avec Lapinou, mais elle savait qu’il le fallait, même si la raison n’était pas très claire. Néanmoins, elle installa des cages grillagées autour des capucines qui avaient survécu.
C’est le travail de l’écrivain, celui de vaguer dans le gouffre de la langue pour en retirer des mots, le sens des mots puis des phrases. L’on n’oublie pas non plus que Marigold et Rose sont dénuées de toute réflexion morale et que la seule morale de ces deux bébés est celle que L. Glück est capable de concevoir. Et cela revient à décrire, peut-être inconsciemment, la dissociation, le dédoublement de chacune des sœurs, d’en faire initialement des caractères bipolaires, de mettre à jour une coupure, celle de l’enfant devant ses parents, et celle des sœurs jumelles. Est-ce là l’androgyne premier de Platon, qui se résout temporairement à être dissocié ? En tout cas, ce portrait en creux de deux êtres de chair nous fait découvrir l’enfance d’une poète de la Middle class blanche américaine prise dans le prisme des années 40. Nous sommes alors très touchés de savoir que cette œuvre est la dernière de sa carrière littéraire – qui l’a conduite notamment au Prix Nobel ; dernier écrit imprégné d’une sorte d’aura, d’explication finale, de testament.
Ce ne fut pas une période joyeuse. C’est alors que les jumelles comprirent pour la première fois ce mot, joyeux, mais elles le comprirent parce qu’il avait disparu. De la même façon qu’elles avaient compris se souvenir (c’est ce que Marigold pensait). Étant la deuxième jumelle, Marigold était sensible à la dépréciation. Elles avaient toujours été heureuses, semblait-il, et maintenant elles ne l’étaient plus. (On ignore ce qu’elles avaient ressenti dans la couveuse mais à ce moment-là elles n’étaient pas encore elles-mêmes, des jumelles, parce qu’elles n’étaient pas terminées.).
Didier Ayres
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