Marie Curie prend un amant, Irène Frain
Marie Curie prend un amant, octobre 2015, 368 pages, 21 €
Ecrivain(s): Irène Frain Edition: Seuil
A mi-chemin entre l’enquête historique et sociologique et le récit empathique, qui établit des passerelles entre les trous de l’histoire, l’ouvrage d’Irène Frain s’attache aux années de la vie de Marie Curie où, après la mort accidentelle de son époux Pierre et après l’obtention de son premier prix Nobel, de physique, pour leurs travaux communs, celle qu’on appelait « la veuve illustre » vit une passion amoureuse avec le phycisien Paul Langevin. Cette liaison secrète, qui vira au scandale parce que Paul était marié, s’étendit probablement de 1910 à 1912, année où la société et la morale les forcèrent à interrompre leur histoire d’amour. Au début du XXe siècle, l’adultère était un délit et, en raison de la célébrité des amants, l’affaire de cœur menaça de tourner à l’affaire d’Etat.
Les opposants dans la vie privée (Jeanne Desfosses, femme de Paul, la mère de Jeanne et sa sœur Euphrasie Bourgeois) se doublent en effet d’opposants publics, en les personnes du beau-frère de Paul, le rédacteur et patron de presse Henri Bourgeois, et de Gustave Téry, journaliste à l’Oeuvre, organe d’extrême-droite antidreyfusard, puis en atteignant les membres de l’Université et jusqu’à ceux de l’Académie des sciences, où Marie se présente à l’automne 1910. Lorsque la presse s’en mêle, les héros sont malmenés.
Ce qui, après la publication des lettres des amants, volées dans l’appartement où ils se retrouvaient rue du Banquier, s’annonce comme un match de boxe ou un combat bilatéral (il y aura une agression physique de Marie, et plusieurs duels, dont l’un oppose Paul à Téry), est alors narré du point de vue des physiciens amis et défenseurs de Marie, qui se liguent et montent au créneau : Jean et Henriette Perrin, les amis de la première heure, André Debierne, fidèle assistant amoureux de Marie, Emile et Marguerite Borel, dite Camille Marbo, qui tiennent salon à Paris.
Le féminisme d’Irène Frain, qui de bout en bout prend le parti de Marie, contre ses opposants, mais parfois aussi contre Paul, qu’au fond elle pense un peu faible, est teinté de respect : respect de Marie et « de ses chambres secrètes, où nul ne pénètrera jamais », admiration pour son énergie, sa ténacité dans tout ce qu’elle entreprend, son sang-froid dans les épreuves, et aussi pour la passion naïve qu’elle éprouve pour l’ancien élève de Pierre, son successeur au poste de professeur à l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, qui la fait s’habiller de blanc, devenir coquette et faire des achats de toilette, consignés dans ses carnets et livres de compte patiemment étudiés et décryptés par l’auteure.
Autre qualité de l’ouvrage : il bénéficie d’une écriture vive, imitant la pensée en marche. Les phrases courtes, précises, incisives, mordent et font mouche : « La bécasse ne disait mot mais n’avait pas les yeux dans sa poche. Elle a immédiatement remarqué la vivacité, le brio de Marie. Et sa beauté » ; « Un fauteuil vient d’être déclaré vacant. Elle se porte candidate ».
Irène Frain signe là une biographie amoureuse à la fois sensible et tonique, solidement documentée, qui nous fait prendre la mesure de l’histoire des sciences physique et chimique par une approche sociale et affective.
Sylvie Ferrando
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