Mare Nostrum, Philippe de La Genardière (par Fanny Guyomard)
Mare Nostrum, janvier 2019, 272 pages, 21 €
Ecrivain(s): Philippe de la Genardière Edition: Actes Sud« Un livre de pure fiction (d’imagination, disait-il de préférence), dont la dramaturgie reposait entièrement sur les pouvoirs de la langue, dont l’auteur avait su restituer la voix primordiale, les mythes et les légendes, qu’il était parvenu à rendre vivants dans une aventure se situant de nos jours » (p.63). Ainsi parle le personnage éditeur, expliquant quel serait son livre idéal. Difficile de ne pas y voir un commentaire de Philippe de La Genardière, parlant de son roman.
Plus généralement, Mare Nostrum raconte l’histoire d’un sexagénaire fatigué du monde, qui peine à se remettre d’une rupture et cherche le réconfort en se rendant sur la côte méditerranéenne pour comprendre le naufrage de leur couple, l’origine de cette haine qui s’est immiscée entre un vieux blanc et une jeune noire.
On peut aussi dire que c’est un livre sur deux être malades, une femme hargneuse et à la dérive et un être dérangé et mystique cherchant à entrer dans le « rêve poétique » du monde, mais qui est confronté à la prose du réel.
C’est aussi une histoire sur la parole, la recherche de la bonne parole, le défaut de la parole. Adelphe, éditeur pétri de littérature, cherchera à s’échapper de sa vie intellectuelle qu’il a reniée depuis sa rencontre avec Maïsha, depuis qu’il découvre le langage des sens avec cette jeune femme qui ne raisonne qu’à travers ses envies de chair.
« Ce qu’il avait cherché dans les livres, et les manuscrits, Adelphe ne se le demandait plus, mais longtemps il avait cru pouvoir y trouver la formule du monde, qui l’aurait éclairé sur le sens de son court passage sur terre, comme une étoile lui indiquant le chemin. Car, alors, Adelphe croyait à la vérité du monde, mais qu’il fallait aller chercher dans les livres, où se cachait la formule magique, celle qui aurait posé ce monde tout entier devant lui, c’était une question de mots, d’assemblages de mots. Cette formule, qui aurait contenu le sens de son existence et par là-même celle de tous les hommes, il l’avait traquée dans les mots, mais des mots qu’il ne pouvait tout simplement plus absorber aujourd’hui, le moment était venu de rompre cette mystification qu’était la littérature à ses yeux désormais, comme il avait dû le faire récemment avec cette Maïsha dont il était devenu fou, lui, l’homme du texte, qui s’en était remis aux héroïnes de papier pour assouvir sa demande d’amour et de corps » (pp.16-17).
Le roman retrace la quête de cette formule magique qui pourrait comprendre la beauté – à moins que ce ne soit le sens de la misérable humanité.
D’un côté, se trouve Maïsha ou le langage non verbal, charnel, sexuel, bestial. Elle, veut « connaître ce monde autrement que par [ses] sensations et les indomptables pulsions de [son] corps » (p.163). Adelphe tente de la rejoindre dans son monde, mais les mots restent bloqués dans sa gorge quand il s’embarque dans le seul mode de la poésie et qu’il échoue, angoissé, à verbaliser son mal. Et quand il réussit à quitter le régime de la prose, l’histoire nous fait vivre sa perte – celle des mots, de la parole, et de lui-même.
Le roman, à travers des situations extrêmes, nous fait vivre deux quêtes piteuses et désespérées, jusqu’à la dernière expérience du langage, celle où le personnage retrouve ses mots et reprend l’usage de la parole, mais sans savoir commentl’utiliser.
À travers cette histoire de la parole, le roman pointe le cœur de la condition humaine. Si Adelphe est « fatigué du monde », c’est parce que ce joueur de clavecin est bien trop vieux pour cette société, parce qu’il vit dans un autre temps : celui de l’histoire douloureuse, quand les hommes ont commis la colonisation ou l’Holocauste. Adelphe est « dépressif », terme qu’il rejette car appartenant à la société contemporaine dans laquelle il ne se reconnaît pas, mais peut-être surtout parce qu’il ne peut accepter cette idée : que la dépression soit la « formule » tant recherchée, celle qui définit l’homme aujourd’hui, alors qu’Adelphe est un idéaliste nostalgique du temps où l’Homme, l’humanité n’avait pas encore commis de péché.
Culpabilité, amour, haine, demande de compassion, ressentiment et honte traversent les personnages forcenés, qui luttent pour renverser leurs positions. Mais ce désir de fusion dépendra de leur travail sur la mémoire, individuelle et collective, sur les refoulés qui enchaînent les deux esclaves à leur pulsions.
Car le problème, c’est la mémoire, incarnée par cette Mare Nostrum. « Notre mer », la mer méditerranée signe le fossé et le lien entre les colons et l’Afrique, et il s’agira de s’emparer de cet abyme, le rendre nôtre, dans une lutte de domination d’une part, de repentance de l’autre.
Et de « notre mer » on glisse vers la question de la mère, l’un des seuls points communs entre les deux personnages qui vouent une adoration à celle qui leur a donné naissance. La mer cerne alors le problème de l’origine, de la mémoire refoulée par le flux et le reflux des vagues du passé qu’il faut accoucher dans un travail introspectif. Il faudra donc trouver la cause du mal, ou la beauté, l’« énigme » dans cette mère vaginale, infinie, énigmatique et sensuelle, lieu du plaisir au pouvoir si intriguant sur les êtres, feu maléfique qui suffit à constituer une raison de vivre – d’où le nom de Maïsha, littéralement « vie » en swahili, pour incarner ce sentiment primitif.
Pour rejoindre la noire Maïsha, l’Afrique, le blanc colon chrétien s’obsèdera à entrer dans la mer, espérant racheter le péché colonial tel un Moïse se frayant un passage vers la Terre promise.
Revenir à l’origine, c’est la promesse de fondre la littérature et la non-littérature, l’âme et la chair, pour donner naissance à la perfection, à l’harmonie entre les êtres. C’est aussi remettre un ordre à l’histoire embrouillée, incarnée par Adelphe qui a l’âge de la femme avec qui il couche, mais est aussi, étymologiquement son frère, « né du même utérus ».
En jouant sur ce trop-plein identitaire, sur l’ambiguïté dérangeante entre désir de fraternité et viol ou encore sur la peur de la castration, le roman exprime les névroses troublantes de l’histoire humaine, ses fondements problématiques qu’elle traîne depuis l’origine. Ceci exprimé à travers un être tout droit sorti de l’histoire littéraire, légendaire ou mythique, sorte de « super-Œdipe » qui en aura le cœur crevé.
Et toute la tension résidera dans ce double visage de la mer, mère qui réconforte, revigore et lave de la souillure, mais aussi qui sépare, abandonne et piège dans son labyrinthe du délire.
Le roman est alors une longue plongée dans le labyrinthe de ces consciences hystériques et égarées, une grande conversation spirituelle entre un personnage lucide, son double fou et destructeur qui porte la souffrance de la condition humaine, et un tiers – le narrateur, le psychologue ou le lecteur. Ainsi ce passage quand Maïsha est en route vers le divan de Judith Capel : « cette conversation se déroulera à trois, entre vous, votre double et elle, Judith Capel qui sera votre oreille. Oui, vous devez vous concentrer maintenant pour être capable d’ouvrir la bouche le moment venu et de vous rapprocher du noyau, ce n’est pas le récit qui compte, pas les péripéties de l’existence, non, vous devez aller au cœur de vous-mêmes, vous y trouverez le cœur de l’humaine condition, et qui sait, le mot de l’énigme » (p.165).
Toutes les intrigues du roman reposeront sur des petits riens, des réflexions qui auront pourtant d’énormes conséquences émotionnelles, comme autant de petits gestes divins qui sont des révélations métaphysiques.
On avance au rythme de l’état passionnel et mental du personnage, par exemple lorsque Adelphe tombe en voulant grimper sur une colline. S’ensuit une analyse de sa chute en un long flux de conscience invoquant chez le lecteur un bouillonnant imaginaire biblique et mythologique – Adelphe devient Jésus sur son chemin de croix, ou Sisyphe, l’homme sage qui avait trahi les dieux.
Dans ce livre où l’action est existentielle, l’écriture parvient à conjuguer minimalisme et puissance lyrique des passions déchaînées, une parole primitive invoquant les forces brutes de l’eau, la terre et le feu à travers des mots et des images simples.
C’est un flux de longues phrases, houleuses, fluides ou heurtées, qui épousent la tourmente des personnages en une grande fuite en avant et maintiennent le lecteur en haleine. L’auteur surprend en posant des virgules là où on ne s’attend pas, tisse des lignes à la fois tortueuses et coulant de source, un ruissellement de mots enivrant qui berce le lecteur. Un long souffle qui nous laisse oxygénés par l’exercice, revigorés après l’épuisement.
« Toute sa vie, Adelphe avait vécu avec les livres, et dans les livres, tout ce qui lui était arrivé depuis son plus jeune âge, tout ce qui avait compté pour lui s’était toujours passé dans ce rapport intime, presque érotique, qu’il avait établi entre la réalité visible du monde et le rêve de ce monde, oui, depuis bientôt trente ans Adelphe ne faisait que lire, c’était même son métier, lequel consistait à faire passer des manuscrits à l’état de livres » (p.16).
La langue de Philippe de La Genardière n’est pas seulement grisante : elle révèle et précipite l’intrigue, elle estrécit. Comme la poésie, elle est suggestive,à la fois suscitatrice de lecture et évocatrice de sens, bref elle est un puissant levier vers les ressources herméneutiques du lecteur.
La langue vient par exemple chambouler le récit quand Adelphe, d’abord « il », devient « je ». Au même moment, Adelphe fait nettement place à son double fou. Alors, ce qui apparaissait d’abord comme des mots divins et métaphoriques pris en charge par un narrateur indéterminé ne devient plus qu’une esthétique, perd de sa crédibilité, comme un dégonflement de la langue poétique et animiste. Ce qui semblait être la mécanique naturelle du langage de ce roman est déconstruit, démystifié, démasqué par une distanciation avec le personnage – tandis que la focalisation interne implique a priori le contraire ! Ce qui était description lyrique du monde n’était qu’un germe de la folie d’Adelphe, les images bibliques et métaphysiques sont désormais teintées de ringardise, les refrains poétiques deviennent l’indice du délire et de la perte de mémoire.
Et dans ce roman fait de voix, l’art de l’auteur est de faire reposer la tension non seulement dans les actes rares mais redoutés des personnages, mais aussi sur la parole qui se dit et se fait. Ainsi le stress que l’on ressent au travers d’un simple basculement syntaxique, lorsque Maïsha, observant Adelphe, subit une révélation : les verbes basculent au passé, la haine n’est plus très loin, et le lecteur le plus sensible à ces jeux du langage pourra se demander, dans une formule que l’on jugera comique : Mais quel sera le prochain mode verbal ?!
Car le lecteur est sans cesse sur la défensive, en raison de ce qui constitue le plus grand mal des deux personnages : leur hubris. Tous deux ont l’ambition démesurée de porter la misère du monde, comme la fière Maïsha, se répétant dans une allitération assourdissante : « tu es le monde tout entier à toi toute seule, ne l’oublie pas, n’oublie pas ta mission » (p.166).
Or, l’hubris amène aux pires choses, cet orgueil que les Grecs définissaient comme un crime, un vol ou un viol. Viol de la dignité africaine, et péché de l’idolâtrie en vénérant un absolu du corps ou du non-verbal. Ou tentative de voler ce qui ne doit appartenir qu’aux cieux, en commettant le péché de la chair ou en jurant par un absolu de la poésie qui synthétiserait la beauté en une seule « formule » verbale.
Cette formule, l’écrivain se laissera tout un roman pour la saisir, en ne rejetant pas ce genre pour la poésie comme le fait Adelphe, mais en liant les deux par la prose et le récit, par le souffle harmonieux d’un conteur posé à l’écrit.
Fanny Guyomard
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