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Marcher, Tomas Espedal

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 06.05.15 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Essais, Récits, Pays nordiques

Ecrivain(s): Tomas Espedal Edition: Actes Sud

Marcher, Tomas Espedal

 

Qu’est-ce qui peut pousser un homme, un écrivain, un poète à décider de tout quitter et à se mettre en route, marcher vers l’inconnu ? Faut-il une raison particulière pour cela ?

Je suis heureux parce que je marche, le ton est donné ! Le premier chapitre s’ouvre sur une révélation, un lâcher-prise plutôt, alors que toute sa vie se délite, le narrateur reprend goût à la vie grâce à la marche. Comme il est bon de s’emplir d’oubli, de se perdre, de sombrer, il s’agit bien d’un abandon de l’ego. Enumérons les joies, boire pour oublier d’abord, ou boire et oublier dans cet ordre et ramper jusqu’à l’oubli. C’est comme un début de dépression, une sorte de mélancolie ou de lassitude de vivre toujours dans les mêmes journées de solitude dans l’écriture, mais le narrateur se reprend vite avec cette prise de conscience qu’il peut faire quelque chose pour sortir non de chez lui mais de lui-même, apprendre à vivre avec soi, car c’est la seule chose dont il ne pourra jamais se séparer, se débarrasser. Ça peut ressembler au début à un manuel de survie ou un guide de développement personnel mais c’est bien au-delà de cela, un manuel de survie poétique.

Rêver de disparaître pour devenir quelqu’un d’autre peut-être, renaître non dans le corps d’un autre, mais dans le rêve chrétien, comme Lazare s’éveiller à une nouvelle vie, se dépouiller du vieil homme.J’ai déjà essayé, nous dit-il, il s’est marié, a essayé d’être agriculteur, il a voulu cesser d’écrire, sans y arriver. Il ne pouvait se débarrasser de lui. Tout quitter ? Vraiment ? Est-ce possible ?

La vérité c’est qu’il veut être seul, mais pas seul au milieu des autres, seul avec lui, Je veux être seul. Je ne veux pas être seul. Combien de fois a-t-il rompu une liaison ? Un ciel bleu de départ, de légers nuages, comme une fine écriture, une lettre d’adieu, j’écris : marcher. De toute façon, même écrire, il n’y arrive plus. Ce qu’il lui faut c’est quelques heures de calme, quelques jours successifs, sans projets ni agitation. Ce qu’il me faut c’est une petite maison voire un placard J’ai découvert tout seul que la qualité de la pensée et de l’écriture n’est pas liée à la taille de la maison que l’on habite. Sorte de bilan sans résultat réel, sorte de retour sur soi, juste après le décès de sa mère…

Il n’a jamais eu de métier, il veut être un promeneur comme DH Lawrence, Kierkegaard, Aristote, Kant, Heidegger, Hegel, Socrate qu’il convoque tour à tour. C’est la philosophie qui établit un lien entre la pensée et la marche. Les poètes aussi : Dante, Shakespeare, Hölderlin, Coleridge, Wordsworth, Rimbaud et ses escapades inlassables. Besoin d’aucun diplôme pour la marche. Il part donc avec un exemplaire de Rousseau en poche. Au printemps 98 Pays de Galle, printemps 99 Allemagne, traverser la forêt noire, le village de Heidegger, que personne ne connaît ! Il va dans un premier temps convoquer tous les grands auteurs qu’il aime. A moins que ce soit le langage qui est à l’origine de la solitude, s’interroge-t-il ; en témoigne la lettre, le courrier que l’on écrit : on n’écrit pas des lettres pour abolir la solitude mais pour la sceller. Il commence à éprouver la dureté de la marche, se référant encore à Hölderlin. Son sac à dos, il en convient, devient son meilleur ami. Il va quitter Grosvik pour aller vers les fjords, puissance de l’eau, force et lumière, la nature est présente à chaque page, ne quitte pas son horizon. Evoque les poètes les plus difficiles, ces poètes pour « happy few » qui ne sont lus que par peu de gens, ce qui donne une force secrète à leurs poèmes, comme s’ils renfermaient tout le silence, toute l’incompréhension du monde.

Ecrire c’est lutter contre ses propres idées, il découvre l’inattendu, l’émerveillement jusque dans les choses les plus simples, il expérimente la vraie solitude, la peur, seul dans des endroits hostiles, dans la neige, il se perd, mais on pense mieux en marchant dans la montagne. Il va écrire, lire Rousseau, s’endormir tôt, citer de nombreuses références. Rendre visite à Anders Øurebo, le montagnard, qui vit à Ortrevik. Je ne suis qu’un minuscule corps au milieu de toute cette solitude. Rendre visite au poète Ivan Orverdal, à Maren. Va de temps en temps regretter son confort, sa chambre et ses livres, son silence rassurant, sa petite amie, en chercher d’autres… Dans cette marche chaque jour, il semble fuir et en même temps, il va se retrouver. Il fuit ou tente de fuir ce visage qui lui rappelle qu’il vieillit et qu’il va confier à la plus jolie des coiffeuses. Il entrevoit le manque, à rester trop longtemps seul.

Il reprend sa route, seul, méfiant, sans sécurité. Convoque Hazlitt et Coleridge poètes marcheurs pour se rassurer, c’est ainsi qu’ils écrivaient en battant la campagne. Burroughs, Stevenson, Stephen Thoreau, Walt Whitman. Comprend qu’il y a une différence entre marche subie et marche choisie. Cette liberté est la sienne malgré l’épreuve physique que doit au contraire supporter celui dont c’est le travail (facteur en montagne par ex). Mais revient sans cesse cette question alors : Marcher pourquoi ? On se reconnaît alors dans cette communauté d’écrivains, poètes solitaires ou aimant le silence la nature, le rêve.

Pourquoi la marche, pourquoi la lenteur ? Il en convient, il a toujours voulu vivre différemment, de préférence quitte à se compliquer la vie, parcourir le monde, arpenter les chemins en Roumanie et vivre comme un Gitan dont, il en convient, il ne peut se sentir proche que par la solitude, et non la pauvreté, à peine par le sentiment d’exil et de déracinement. Nous sommes des bohémiens de luxe attendus et fêtés dans les maisons qui nous accueillent, oui des vagabonds fortunés, ça fait une différence.

C’est à une vie de rêve qu’il nous entraîne, convoquant Shakespeare et Songe d’une nuit d’été, alors que voyageant avec son ami Narve Skaar, il dialogue, mêlant leurs mots à ceux de Shakespeare : l’art c’est de la vanité, lui dit Narve, ce que conteste Tomas : nous n’avons jamais été aussi vivants que lorsque nous nous confrontons à l’art. Narve lui oppose qu’on préférerait tous les deux courir dans les bois, être à la place des amoureux, au lieu de rester là en spectateurs… C’est en effet bien Shakespeare qui nous amène à réfléchir à ce paradoxe : voulons-nous être spectateurs ou acteurs ?

Aimer dormir dehors, ou comme Erik Satie (qui disait avoir un nom à coucher dehors et le prenant à la lettre), lui qui adorait le luxe, vivait dans une pièce misérable. Constat affligeant de T. Espedal, nous vivons mal, habillés tous pareils, trop de télés, trop de journaux, nous profanons la beauté, nous perturbons la nature, nous détruisons les paysages , nous tourmentons les animaux, nous courons à notre perte. Au bout de ces prises de conscience, et ces analyses, le voyage va commencer vraiment en seconde partie de l’ouvrage. Et s’ouvre sur cet incipit : J’ai toujours aimé marcher. D’Oslo à Paris d’abord, il va dormir à la belle étoile, puis deux jours au lit pour récupérer et à lire les Lettres sur Cézanne de Rilke. Pourquoi Paris ? Pour flâner, se rendre où Satie a vécu. Emotion de Tomas à retrouver cette rue où vécut Satie, une rue de banlieue qui ne ressemble plus du tout à celle de l’époque du compositeur, promenade dans Paris, dépaysement, il pense à Huysmans et à Des Esseintes qui voulait aller à Londres et il lui suffit de changer de rue pour y être. Au bout d’une demie heure je quittais déjà l’Afrique

Balthus, Klossowski, Lina Leclercq exploitée par Balthus, les œuvres des plus grands ont été créées par des hommes sans scrupules… Réaliser qu’il ne peut réellement partir incognito, devenir un autre sans croiser un journaliste qui le reconnaît et interrompt son rêve. Retrouver la rue Maindron au 46 où Giacometti avait son atelier, lui qui aimait tant les femmes qu’il les attirait, cet homme gris et sombre comme son atelier, lui qui aimait tant marcher dans Paris, l’homme qui marche, sorte d’archétype, être en mouvement. On revisite Giacometti, son œuvre, sa vie, les bordels dont il était coutumier. Quitter Paris, sur les traces de Rimbaud cette fois, et vivre sa liberté, partir, vivre une vie poétique et déréglée, marcher, parcourir le trajet Rimbaud (La tentation du trajet Rimbaud, titre du livre de Marc Cholodenko). Éternel marcheur, travailler à se faire voyant. C’est à Roche, village natal de la mère de Rimbaud qu’il va se rendre, et se sentir écrivain, se trouver un arbre, pour dormir, et soudain avoir envie de rentrer, retrouver son bureau. Il s’est peut-être débarrassé de cette ombre du néant.

Il donnera rendez-vous à Narve Skaar à Athènes, le 18 mars à 6 heures. Quitter le canapé où il aime par-dessus tout regarder par la fenêtre, un printemps froid de mars, à lire calé dans ses coussins, un plaid sur les jambes, exactement dans la position où je suis en train de rédiger cet article en ce même 18 mars. C’est dire à quel voyage nous entraîne Tomas Espedal, à quel rêve immense il nous entraîne sur les pas d’autres comme lui qui ont écrit leur récit de voyage. Le voyage fait tout oublier, jusqu’à nos âges, nous dit-il, il fait se retrouver n’importe où avec plus jeunes que soi, à discuter littérature et politique, Gramsci et Pasolini. Dans un voyage totalement dépaysant de la Grèce à la Turquie, où la poésie et la sérénité se disputent la première place, d’Athènes à Eptalophos, monter et descendre, vers Kalambaka, chaîne de montagnes ressemblant à de gigantesques sculptures, croiser des gens très différents dont on ne comprend pas la langue mais avec lesquels le plus souvent on entretient des rapports de complicité. Marcher sans jamais se plaindre pour ne pas gâcher l’humeur, apprendre à observer la nature, à regarder, à lire un paysage. Et toujours et encore, se poser la même question personnelle : pourquoi marcher ? qui va devenir nôtre.

De Thessalonique, ville sale et bruyante, à Istanbul, ville de Orhan Pamuk où il fait la connaissance d’un jeune écrivain présomptueux mais sûr de son art, qui lui confie que la culture turque est étouffée par l’islam mais aussi par le conservatisme turc et par le nationalisme, repartir et suivre la pointe sud de la Turquie, y croiser des gens peu recommandables et même dangereux, récit d’aventure où l’on réalise que marcher n’est pas forcément toujours solitaire. Puis vers Olympos vers le cap Gelidonya, et commencer à sentir le besoin de rentrer, un puissant mal du pays, mais dormir sur une plage déserte de Turquie, sous les étoiles et un ciel dégagé et froid.

Nous voulons rentrer, car épuisés. Retour à pied jusqu’à Fethiye puis en bus pour Istanbul, train de nuit jusqu’à Bucarest et encore train pour Brasov et Sighişoara et à nouveau à pied à travers les montagnes de Transylvanie. Fin du voyage, mais est-ce une fin ou un commencement ? Est-ce le début d’une vie de vagabond aux souliers troués, et pieds fatigués, ou la fin d’un périple Grèce-Turquie ? Ce voyage est une boucle littéraire, la fin du récit dit le début du périple, d’où est parti ce voyage, comment deux individus habitant la même rue sans se connaître ont rêvé ces voyages avant de le faire. C’est la fin du périple et le début de l’écriture, le retour à un autre silence, bordé de sons, ceux de la mer, des abeilles, d’une vie ordinaire, un autre chemin, d’autres habitudes. Et l’épilogue dira ce chemin. J’écris un livre sur la marche. Depuis longtemps, je ne bouge pas, pour l’essentiel mes déplacements se limitent à ces allers et retours à la supérette. Il m’arrive de prendre l’autobus pour me rendre en ville…

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Tomas Espedal

 

Né en 1961, ancien boxeur, Tomas Espedal est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, Marcher (2012) l’a consacré comme une voix incontournable de la scène littéraire norvégienne contemporaine. Son œuvre est publiée en France chez Actes Sud.

 

A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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