Marcher jusqu’au soir, Lydie Salvayre (par Pierrette Epsztein)
Marcher jusqu’au soir, Lydie Salvayre, Stock, avril 2019, 224 pages, 18 €
Lorsque son amie, Alina, propose à Lydie Salvayre de participer à l’aventure des éditions Stock, Ma nuit au musée, en passant une nuit au musée Picasso, elle lui oppose un refus catégorique, ou affirme avec assurance : « Non, je lui ai dit non merci, je n’aime pas les musées… ». Cependant, après bien des jours d’hésitation, elle succombe à la tentation et se laisse entraîner dans une épreuve hasardeuse qui va la conduire sur des « chemins braconniers » qu’elle n’a pas présagés et qui l’amènent jusqu’à ce palpitant récit qu’elle intitule, pour la plus grande surprise du lecteur, Marcher jusqu’au soir, paru en avril 2019, et qui constitue le troisième volume de cette collection insolite. Il faudra que le lecteur atteigne les dernières pages du livre pour découvrir la justification du choix de ce titre.
Durant cette nuit d’errance qui paraît interminable à l’auteur, elle tient un journal de bord qui lui permet d’accepter l’écoulement des heures et l’inconfort du lit de camp qu’on lui a fourni. Elle y note ses impressions, ses humeurs, ses colères qui vont jusqu’à l’exaspération même vis-à-vis de son compagnon qui tente à plusieurs reprises mais en vain de calmer ses émois. Et pourtant, elle ne se résout pas à quitter le lieu. Elle n’est pas femme à renoncer. Et le récit existe bel et bien. Elle s’entête à vouloir analyser ses réactions et nous les livre avec une grande sincérité.
Le lecteur découvre tout ce que la vision de L’homme qui marche de Giacometti, dont le souvenir la hante depuis longtemps et qu’elle découvre en vrai pour la première fois, réveille en elle. En toute liberté, elle nous confie ses rapports à sa famille, au monde de l’art, à ses modes, à ses mondanités qu’elle déteste, à la maladie, à la mort, au monde contemporain avec ses dérives et ses horreurs. Mais surtout, elle nous dévoile ses failles et ses blessures les plus secrètes.
Dans ce lieu confiné où cette femme a, une nuit durant, le sentiment d’étouffer, elle libère son trop plein d’émotion et d’énergie bridée à travers la langue. Telle une cavale rebelle, crinière au vent, yeux avides, naseaux en éveil et bouche grande ouverte, elle expulse ses mots en rafale, ne s’encombrant pas de convenances. Dans ce domaine de l’écriture qu’elle domine parfaitement, rien ne peut la rendre captive. Dans ce texte, elle galope à un rythme échevelé mais, parfois, épuisée elle ralentit et retrouve le trot. Ses phrases bouillonnent, franchissent tous les obstacles, dans un débordement parfaitement maîtrisé. Ses trouvailles insolites, ses formules fourmillantes ravissent tout lecteur qui apprécie d’être bousculé par l’effronterie de cet auteur que rien ne rebute dans sa quête de profanation de la bienséance. Espiègle, elle ne craint pas d’user de tous les registres de la langue, en lectrice passionnée qu’elle est. Elle passe sans transition de la langue la plus crue d’un Rabelais à celle la plus châtiée d’un Racine, des figures de style des plus populaires aux plus recherchées jusqu’aux plus poétiques pour rendre compte au plus près de toute la gamme de ses perceptions, émotions, sentiments, emportements, introspection, questionnement. Elle n’hésite pas à modifier la typographie pour mettre en valeur certaines considérations.
L’auteur appréhende tous les territoires à sa disposition pour mieux éclairer son propos. Si elle ne se prive pas du tact qu’on cultive dans les salons, elle ne renonce pas pour autant à la trivialité. S’il aime traquer la fabrication d’un texte, le lecteur pourra distinguer dans ce récit : Les interrogations intérieures « Mais qu’est-ce que je suis venue foutre ici ? ». Le rythme de l’alexandrin « Aucune tempête ne m’avait traversé le corps, et le sang de mes veines était resté figé ». Le dialogue par le canal de l’oralité « Je suis casse-couilles ». L’invention de néologisme : « la même mauvaiseté ». Le monologue, à la tonalité souvent caustique : « je continuai dans ma tête à conférer avec moi-même. La poésie, l’art sont en tout et partout, me dis-je avec cette fébrilité imbécile qui m’animait depuis un moment. Flaubert, d’abord et d’autres l’on écrit. Alors pourquoi les isoler, les séparer, comme s’il y avait d’un côté l’art et de l’autre la vie, comme si l’art n’était pas le meilleur moyen de comprendre et d’exercer la vie, comme si l’art ne consistait pas précisément à embraser, à embrasser la vie ». Ou encore « moi qui avais longtemps prêché la solitude et le retirement comme condition sine qua non à l’approche de l’art en général…, je me mis à regretter la cohue…, les bavardages, les c’est chiadé, top de chez top, bien torché, trop génial, ça en jette, c’est canon, ça me la coupe des fils et filles à papa (on parle peuple, en général chez les fils et filles à papa). Le leitmotiv « Je me pris à regretter » qui revient et rappelle les « Je me souviens » de Perec. Les variations de pronoms personnels signalent un changement de point de vue de la narratrice : Lydie Salvayre passe, selon ses choix de proximité ou de distance, d’implication personnelle ou d’indifférenciation, du « je » au « il », du « ils » au « on ». Les références littéraires ponctuées de citations d’auteurs admirés, Flaubert, Rilke, parfois mis en italique. Les références cinématographiques comme Bande à part de Godard. Les allusions à d’autres écritures pour aborder la sienne. Ici on repère les répétions insistantes : « Virginia Woolf, ma très affectionnée… qui, le plus souvent, peinait, peinait, peinait à soulever le poids des mots… ». La phrase nominale : « Des mains de maçon. Les mains de mon père… ». Les parenthèses : « (J’écris toujours le mot père avec une extrême réticence, mais papa serait pire et papounet plutôt mourir) ». Les interrogations indirectes : « difficiles ? m’écriai-je dans un brusque accès de colère ». Les accumulations de termes comme forme d’insistance pour approcher un éprouvé : « mais il y a mensonge et mensonge. Et me mentir au sujet de L’homme qui marche, me semblait un mensonge petit, sans éclat, sans panache, une singerie du sentiment, une tartufferie méprisable… ».
Comme elle ne sait pas faire les choses à moitié et, qu’une fois engagée par une promesse, elle prend ce contrat très au sérieux, elle va accumuler les recherches biographiques sur Giacometti pour mieux comprendre l’homme derrière l’artiste et découvrir ainsi le rôle de son frère Diego, l’indéfectible soutien et l’allié fidèle.
Ce qui rend chacun des textes de Lydie Salvayre si ensorcelant, c’est cet amour inconditionnel pour les jeux avec le langage. En véritable anarchiste, elle s’autorise toutes les libertés, rien ne viendra l’empêcher d’explorer toutes les facettes que peuvent lui offrir les secrets du français dont elle s’est emparée avec une légitime fierté, elle, l’enfant de l’exil. Ceux qui préfèrent la langue classique se détourneront de ce texte, comme à l’époque ils se sont détournés des sculptures de cet étrange-étranger qu’a été Giacometti. Mais ceux qui savourent l’art baroque seront séduits d’emblée.
« La plus profonde des substances, la plus miroitante, la plus précieuse des étoffes, la très-vivante matière dont nous sommes tissés, ce n’est ni la lymphe, ni le plasma de nos cellules, ni les nerfs de nos muscles, ni les fibres, ni l’eau ou le sang de nos organes, mais le langage », écrit Valère Novarina dans Voie négative paru chez P.O.L en 2017. Et c’est bien aussi ce qui nous fascine chez Lydie Salvayre. Cette femme écrivain possède la richesse d’une musique singulière qui traverse tous ses ouvrages et la rend unique.
Dans cet ouvrage très resserré, où chaque mot pèse son poids, Lydie Salvayre, à travers son observation médusée, presque obsessionnelle de l’œuvre de Giacometti, ne nous propose-t-elle pas un prestigieux autoportrait qui dans son exemplarité touche à l’universel ? Lorsqu’on tente d’approcher de si près un personnage public, n’est-ce pas, à travers lui, sa « maison intérieure » que l’on recherche ? Par ce biais, ne nous invite-elle pas à visiter de multiples territoires de la conscience, depuis la pensée la plus banale jusqu’à la réflexion philosophique la plus complexe qui touche au sens même de notre existence ? Si le lecteur sourit parfois de certaines trouvailles langagières fantasques, il peut aussi être incité à revisiter des questions plus profondes qui touchent à la vie et à la mort, à l’inexorable marche du monde vers l’apocalypse si l’humanité n’envisage pas dans un avenir imminent de bifurquer vers un mode de vie plus accueillant.
Après cette étrange nuit, l’auteur a pris le temps, dans l’après-coup, d’oublier sa visite au musée et les perplexités dans lesquelles elle avait chaviré. « Je les oubliai comme si elles n’avaient jamais existé (combien d’événements s’effacent-ils ainsi que nous pensions inoubliables ? combien d’histoires d’amour ? combien de livres aimés ? combien de souvenirs jetés dans le puits de la mémoire ? combien d’abîmes ouverts et presque aussitôt refermés ?)… ». Et le livre a été près d’être abandonné. Mais un jour, après une nouvelle visite au musée Picasso, « une pensée-issue » lui vient soudain à l’esprit. Alors, elle décide de se remettre à l’ouvrage et de tirer le meilleur parti de ce moment d’intense solitude. Dans le dictionnaire, elle repère « la définition engageante de l’être-ensemble des philosophes qui aurait le pouvoir de nous révéler à nous-mêmes tout en nous amenant à créer avec d’autres de nouvelles conditions qui ouvrent à la joie et à tout l’inexploré » et la fait sienne « Pas facile ! ». Mais au final, grâce à Picasso et à sa force vitale, elle réussit à nous proposer, avec et au-delà de L’homme qui marche, une éthique de vie renouvelée.
« L’art d’échouer de Giacometti était si hautain, si furieux, si phénoménal, qu’il en devenait grandiose et faisait taire les soupçonneux de tous poils. Il lui consacra sa vie ». « Je pense qu’il voulait se prouver de la sorte que ce que l’on taxait d’impossible restait toujours à tenter, toujours, toujours, toujours, qu’il était au fond le seul pari qui vaille, ce à quoi je souscris à cent pour cent ».
En 1991, bien des années après le décès de son ami, Samuel Beckett dans Cap au pire écrivait à son tour : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux ». N’y a-t-il pas de plus éclatante leçon d’optimisme adressée à tout créateur et, bien au-delà, à toute créature pour nous inciter à ne jamais renoncer à notre désir, à vivre toute expérience imprévue comme une richesse infinie que la vie nous offre et à en jouir pleinement mais pas seul, non, dans le plaisir décuplé du partage et de l’échange ?
Pierrette Epsztein
Lydie Salvayre est née en 1948, en France, d’un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France depuis la fin de la guerre civile espagnole. Son père est andalou, sa mère catalane. Elle passe son enfance à Auterive, près de Toulouse, où vit déjà une colonie de réfugiés espagnols. Dès le collège, elle se passionne pour la lecture. Après son baccalauréat, elle suit des études de Lettres à l’Université de Toulouse où elle obtient une licence de Lettres modernes, avant de s’inscrire en 1969 à la Faculté de Médecine. Son diplôme de médecine en poche, elle part se spécialiser en psychiatrie à Marseille où elle exerce plusieurs années comme psychiatre à la clinique de Bouc-Bel-Air. Maintenant, elle a quitté Paris pour s’installer dans le Sud de la France. Elle commence à écrire à la fin des années 1970 et publie au départ dans des revues littéraires d’Aix-en-Provence et de Marseille au début des années 1980. En 2014, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, elle se réfugie plusieurs années dans le silence. Puis retrouve les chemins de l’écriture, son vrai territoire. Plusieurs fois primée, son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues. Devenue romancière sur le tard, elle a trouvé son public. Mais ne renie pas pour autant son premier métier de psychiatre.
- Vu: 1959