Manuel El Negro, David Fauquemberg
Manuel El Negro, 21 août 2013, 366 pages, 20 €
Ecrivain(s): David Fauquemberg Edition: Fayard
« En vous racontant Manuel, je vous parlerai de moi ».
En s’attelant à l’histoire du chanteur de flamenco Manuel El Negro, Melchior de la Peña avertit qu’il sera aussi question de lui. Ce portrait d’un homme sera le portrait de deux hommes. Il prévient aussi que cette histoire risque de n’être tout à fait réelle. La vie de Manuel, telle qu’il la conçoit en effet, est comme un songe.
Sa vie, Melchior l’a passée derrière sa guitare, le front courbé au-dessus de ses cordes. Il dira même qu’il est devenu esclave de son instrument. Il est un homme de l’ombre, toujours en retrait sur la scène, un homme qui a « appris à se taire ».
« Les mots, voyez, disaient si peu, ils ne servent souvent qu’à créer des malentendus. La musique est sans équivoque, elle ne vous cache rien des sentiments de l’autre ».
Melchior est au service du chant, et surtout au service du chant de Manuel, son ami d’enfance à la voix d’or. Avec lui, il se lance sur les routes, dans une vie dédiée au flamenco. Si Melchior reste dans l’ombre, Manuel monte sur le devant de la scène, prend la lumière. Il sait subjuguer les foules avec sa voix, mais aussi avec sa beauté. Il est exubérant, il a le contact facile. Il sait séduire.
L’un est tout le contraire de l’autre.
Melchior est un homme en retrait à tel point qu’il s’empêche de vivre. Un jour, il rencontre la sublime gitane Rocio. Quelque chose se passe entre eux. Mais il n’ose avouer ce qu’il ressent et laisse Manuel la séduire. La vie de Melchior est à l’image de son rôle sur scène. Il reste en retrait, ne vit que par procuration. Mais ce sort semble le satisfaire.
« Manuel vivait pour deux, je puisais dans ses sentiments. J’étais désemparé. Au fond, je n’avais rien à dire ».
Melchior, qui a été accepté dans la communauté grâce à ses talents de guitariste, se réinvente en une espèce de défenseur zélé des valeurs gitanes. Il va dire ce qui correspond à la ligne, à la tradition. Car le flamenco est un monde qui est soumis au poids du passé, l’obligation de rendre justice aux hommes et aux femmes qui ont foi en cet art.
Il n’y a pas qu’un rapport de vassalité entre les deux hommes. Le chanteur et le guitariste sont interdépendants. L’homme de l’ombre est là pour mettre en lumière le chanteur, mais le guitariste ne sait jouer juste que lorsqu’il suit son chanteur. Aucun ne peut réellement se passer de l’autre. Ainsi, une fois leur collaboration rompue, les deux iront d’échec en échec.
Ce portrait de deux hommes devient celui d’une seule vie ou des deux faces d’une seule vie, comme si les existences de Manuel et de Melchior n’en formaient qu’une seule. Sauf que l’un semble en profiter plus que l’autre. L’un réalise tout ce que l’autre aurait souhaité faire. L’un vit, l’autre regarde.
Le livre de David Fauquemberg est une immersion quasi ethnographique dans le monde des gitans et du flamenco. On se rappelle que le précédent livre de l’auteur, Mal Tiempo, évoquait Cuba et le monde de la boxe. Dans Manuel el Negro, il écrit les scènes de flamenco comme s’il décrivait un combat. On a l’impression que chaque note provoque des répercussions physiques sur ceux qui les jouent et ceux qui les entendent. La musique frappe, secoue, bouleverse. Elle crée du sens. Elle explique la vie.
Yann Suty
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