Manon Lescaut, Abbé Prévost (par Didier Smal)
Manon Lescaut, Abbé Prévost, Folio+Lycée, mars 2021, dossier de Guillaume Duez, 272 pages, 3,05 €
Edition: Folio (Gallimard)
Quasi trois siècles après sa publication à Amsterdam, le huitième tome des Mémoires d’un homme qualité, intitulé, en 1731, L’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, est à nouveau réédité – encore et toujours, peut-on constater, et dans une édition destinée à des lycéens, dossier pédagogique à l’appui. C’est la vertu d’un classique, associée au rôle de l’école : celle-ci rappelle la présence de certains ouvrages dans l’imaginaire collectif. D’un autre côté, on peut ressentir une douce mélancolie à l’idée que les romans, pièces de théâtre et autres recueils de poèmes autrefois disponibles dans de simples éditions de poche, comme part du tout-venant dans la société, soient aujourd’hui siglés « pour l’école » de façon spécifique, comme si l’école était désormais leur seul lieu d’existence – puis on les oublie, puis on les met de côté, puis on retourne à la frénésie du monde moderne.
Ce monde moderne, l’Abbé Prévost (1697-1763), à certains égards, en montre l’avènement dans Manon Lescaut : un monde fait d’une sourde inquiétude, un monde où la morale devient fluctuante, à double tranchant. Cette sourde inquiétude, c’est celle de Manon, le mystère du roman, celle que Des Grieux ne parvient pas à cerner ou décrire : Manon a besoin d’être distraite, « c’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait », et ceux-ci parfois coûtent de l’argent. Mais au fond, elle désire tout simplement aimer et être aimée, gratuitement, mener une vie non pas vertueuse mais amoureuse – celle qu’elle mènera quelques mois durant avec Des Grieux « dans le Nouvel Orléans ». Et c’est là que la morale sociale, liée à la nécessité du mariage – un contrat pour signifier l’amour, quelle horreur, lorsqu’on y pense – a empêché cette vie amoureuse.
Pourtant, ce roman a pu être lu comme celui de l’amoralité, comme l’indique cet avis tranché de Montesquieu dans ses Pensées : « Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon, et l’héroïne, une catin, ne plaise ». Montesquieu, malgré son génie, n’a pas compris que le comportement de Manon consistait à trouver des moyens financiers comme elle le pouvait, d’une part, mais surtout à le faire dans une société où des hommes sont disposés à s’offrir la compagnie d’une jeune femme, d’autre part, au fond à traiter cette femme comme une marchandise et à considérer l’amour comme une transaction quantifiable. C’est toute la problématique morale de Manon Lescaut : certes Des Grieux opte pour l’amour contre les attentes paternelles et une vie cléricale dédiée à Dieu, et son ami Tiberge le confronte avec régularité à cette contradiction morale, le juge à cet égard ; mais qui dira à quel point réduire l’amour à un sentiment achetable ou soumis à une condition sociale, est au fond bien plus amoral ? Qui dira à quel point forcer l’amour est nier l’amour ? Qui dira à quel point Des Grieux a raison d’aimer, de choisir d’aimer contre vents et marées, d’écouter ce que lui chante son cœur plutôt que ce que lui serine la société ? Et c’est là ce que, au fond, Montesquieu avait compris, puisque la phrase citée ci-dessus, mais tronquée dans le dossier pédagogique, continue de la sorte : « parce que toutes actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse ».
Tout ceci, l’Abbé Prévost le montre comme sur une scène de théâtre, au fond : les décors sont d’un nombre réduit (les différents lieux où séjournent Manon et Des Grieux sont interchangeables, et ont tous le même sens : le désir d’une bulle à eux, où aimer en paix ; les prisons sont… des prisons ; les séjours du pouvoir se ressemblent partout, tant à Paris qu’au Nouvel Orléans, par leur vacuité ostentatoire), les personnages le sont tout autant (combien d’êtres de premier plan, dans Manon Lescaut ? dix à peine), et ces personnages sont avant tout des êtres de paroles et de gestes, Manon surtout, que Des Grieux surprend en train de lire, situation incohérente si l’on songe à la provenance sociale de la jeune femme, mais qui traduit toute sa beauté intérieure, tout son désir d’élévation – qui est loin du caractère d’une « catin », n’en déplaise à Montesquieu. Puis, ce théâtre, Manon le met en scène elle-même, dans une démonstration de son amour digne de Judith – qui aurait amoureusement transporté la tête d’Holopherne, il est vrai. Chacun se joue des apparences, Des Grieux joue (et donc triche) pour gagner sa vie, le frère de Manon n’agit que par intérêt, des amitiés sont feintes – et il convient de démêler le vrai du faux, de mettre en doute l’un ou l’autre, pour que jaillisse une forme de vérité – celle de l’amour.
De nombreuses choses sont encore à dire sur Manon Lescaut, sa place dans l’histoire de la littérature française, son style, etc. Tout cela est dit, avec un bel esprit de synthèse pédagogique, par Guillaume Duez dans le dossier en fin de volume – puisque cette édition est à destination des lycéens. À ce titre, elle est irréprochable, et semble propre à atteindre l’objectif poursuivi – la dissertation littéraire. Juste une remarque à qui penserait que l’enseignement n’a rien perdu de ses qualités depuis une quarantaine d’années : lorsqu’un éditeur se sent obligé de créer des notes en bas de page relatives au subjonctif imparfait (prenant donc acte de l’incapacité des adolescents d’aujourd’hui à l’identifier), et un bon nombre d’explications lexicales pourtant déductibles du texte (signifiant que l’adolescent d’aujourd’hui est estimé incapable d’inférer du sens à partir d’un contexte donné), c’est l’aveu implicite d’une faillite du système scolaire dans son ensemble.
Nonobstant, Manon Lescaut, beau et terrible roman, tragi-comédie foisonnante, est à nouveau proposé à la lecture – c’est tout ce qui importe, se replonger dans l’histoire d’une fureur amoureuse absolue que l’esprit de la société n’a pu calmer, que seule la mort a su interrompre – à ceci près que Des Grieux n’oubliera jamais Manon, car il est d’une époque où aimer se conjugue au singulier, au particulier, à l’exceptionnel. À ce titre, Manon Lescaut est un beau désir – dans notre époque consumériste, où les MM. de B… ou de G… M… l’ont emporté : le désir d’une petite maison « au Nouvel Orléans », loin du monde et ses vanités, où aimer en paix.
Didier Smal
L’Abbé Prévost (1697-1763) est un homme d’Église, romancier, traducteur, historien et journaliste français. Il eût une vie mouvementée, liée à ses opinions (qu’il exprima dans des journaux, entre autres depuis l’Angleterre) et ses mœurs (sa robe de bure n’était pas de bois).
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