Manifestes du surréalisme, André Breton en La Pléiade (par Charles Duttine)
Manifestes du surréalisme, André Breton, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, septembre 2024, Préface Philippe Forest, 1184 pages, 65 €
Le surréalisme en son centenaire.
On adore célébrer les anniversaires aujourd’hui. « Commémorer » est l’un des grands mots de notre époque. Et, de nos jours, on commémore vraiment beaucoup. Le surréalisme n’y échappe pas. Un mouvement aussi déroutant que le surréalisme peut-il admettre une commémoration avec force cérémonies et programmations officielles ? On en doute quelque peu. Et comment, un siècle après la publication du « Manifeste du surréalisme », nos contemporains qui connaîtraient peu ou mal ce mouvement peuvent-ils l’accueillir ? Qu’est devenu ce texte aujourd’hui ? Comment rendre compte d’ailleurs d’un texte-phare comme le premier manifeste ? Est-ce possible de dire ici en quelques lignes toute la richesse et la vitalité d’une telle référence ? Tant de commentaires, débats, critiques sont nés depuis la publication de ce texte qu’il est difficile de dire toute l’aura de ce texte ou d’en faire comme une sorte d’inventaire, ce à quoi on ne se risquera pas, ou à peine. On n’apportera donc que de minces nuances, quelques remarques et observations.
Il faut lire et relire ce premier « manifeste » de 1924, ce texte si court qu’il tient dans la main (c’est un élément étymologique du mot) et pourtant si fort. Il faut y retrouver les propos qui ont pu paraître énigmatiques en leur origine et qui ont « pris » au sens propre, comme on dit que le ciment « prend ». Ces mots d’ordre, ces formules entêtantes qui ont développé toute leur force : « L’homme ce rêveur définitif »… « Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas »… « A quand les logiciens et les philosophes dormants ! »… « Le rêve ne peut-il être appliqué (…) à la résolution des questions fondamentales de la vie ? »… « Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout »… « Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure »… « Tout est bon pour obtenir de certaines associations la soudaineté désirable »… « L’existence est ailleurs ».
Comment voir ce texte ? « Emouvant » comme l’estimait Pierre Reverdy ? « Un effort vers la seule vérité », et de ce fait, une véritable « philosophie » comme le pensait Ferdinand Alquié ? Ou encore, selon Jean Cassou, comme l’expression d’un certain « fanatisme » à défendre la poésie contre le rationalisme ambiant ? On ne se lassera pas de dire que ce texte du premier manifeste nous invite à nous aventurer en terres inconnues, à englober tout ce qui bouillonne en nous ou bien y sommeille. André Breton propose une méthode d’investigation, qu’il qualifie « d’art magique », digne des grands explorateurs à la recherche du logos caché. Il s’aventure dans le rêve et ses chemins merveilleux, là où s’annonce un sens nouveau, plus élargi pour dire et réaliser l’homme total.
Il souffle en conséquence, dans ce texte, une liberté inédite, une licence poétique au sens fort de cette expression, un esprit de révolte, une volonté de bousculer le monde d’hier, ambition semblable aux grands découvreurs ; ou encore de « changer la vie », de l’agripper dans sa mystérieuse complexité et de conférer au monde une signification énigmatique.
Quel adolescent n’a pas été troublé par la découverte de ce manifeste mais encore de Nadja, L’amour fou, Poisson soluble, Les champs magnétiques, ou le poème L’union libre, et d’autres textes ? Et on peut se demander comment un adolescent d’aujourd’hui peut percevoir ces textes. Certainement, vont-ils lui dire quelque chose ? Peut-être découvrira-t-il avec ravissement et perplexité ces idées insistantes qui viennent « cogner à la fenêtre », ces phrases « bizarres », ces images fortes et puissantes ? Tous ces textes ne lui paraîtront-ils pas à la fois étranges et familiers, comme une résonance intérieure ? Il faut l’espérer dans un monde qui cultive une fade et détestable indifférence.
Si le surréalisme s’inscrit dans une tradition ancienne, Breton se réclamant de Dante, Shakespeare, Sade, Hugo, Nerval et d’autres, le mouvement en son « Manifeste » est aussi jeune, « prodigieusement jeune », écrit Philippe Forest dans la préface de cette édition, pour sa vitalité, sa capacité d’émerveillement et son non-conformisme. Dans une formule hyperbolique, Philippe Forest écrit encore : « Du surréalisme, si l’on veut, on dira qu’il a cent ans. Il en a mille, il en a vingt – aussi bien ».
L’intérêt de la publication des Manifestes du surréalisme dans la bibliothèque de la Pléiade est de proposer le sommaire de l’édition de 1962 établie par Breton et de l’augmenter de plusieurs textes dont Le surréalisme et la peinture, le Dictionnaire abrégé du surréalisme, ainsi que plusieurs entretiens de Breton. Un ensemble éclairant avec une préface de Philippe Forest, les textes étant accompagnés d’un appareillage critique, de notes très fournies et parfaitement documentées. C’est une « mine » comme on dit parfois. Un de ces livres à avoir dans sa bibliothèque à proximité de mains, un ouvrage à ranger et à déranger sans cesse.
Si le mouvement surréaliste, en tant que tel, est clos, n’a-t-il plus rien à nous dire ? N’est-il qu’une parenthèse dans l’histoire littéraire et culturelle ? Certainement pas. Il a renouvelé profondément la création et la renouvelle encore. Peut-on prétendre créer aujourd’hui sans s’adosser à son inventivité et à l’élargissement qu’il a provoqué ? Notre époque connaît de plus en plus de centenaires, des centenaires d’une profonde vitalité ; le surréalisme en est un des plus fringants. Vieux et jeune à la fois. Dans les dernières lignes du Manifeste, on relève d’ailleurs ces mots qui nous font comme un signe : « La jeunesse ? Charmants cheveux blancs ».
Charles Duttine
Né le 18 février 1896 à Tinchebray (Orne), après des études de médecine, André Breton fonde la Revue Littérature avec Aragon et Soupault. En 1924, il écrit le Manifeste du Surréalisme et prend l’année suivante la direction de La Révolution surréaliste. Jusqu’à sa mort à Paris le 28 septembre 1966, André Breton restera le théoricien et le continuateur du mouvement. Le faire-part de décès portait ces seuls mots : ANDRÉ BRETON 1896-1966 Je cherche l’or du temps.
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