Manhattan Transfer, John Dos Passos (par Didier Smal)
Manhattan Transfer, John Dos Passos, Folio, février 2023, trad. anglais (USA) Philippe Jaworski, 544 pages, 9,70 €
Edition: Folio (Gallimard)
Grâces soient rendues à Philippe Jaworski, dont on peut de bon droit estimer qu’il a souffert, enfant, adolescent et adulte, de traductions pénibles d’ouvrages anglo-saxons, puisqu’il soigne depuis des années cette souffrance en rendant justice à ces ouvrages ! Et pour le coup, on soupire d’aise : il était grand temps que Manhattan Transfer, le cinquième roman de John Dos Passos et, au passage, l’un des plus importants romans de la modernité soit proposé en français autrement que dans la langue guindée et purificatrice de Maurice-Edgar Coindreau. Certes, ce dernier a œuvré pour la reconnaissance de la littérature anglo-saxonne en France, d’Ernest Hemingway à William Faulkner ou de John Steinbeck à Erskine Caldwell, mais qu’est-ce qu’il pouvait élaguer ! On rêve ainsi à lire Le Petit arpent du bon Dieu en français dans toute sa virulence…
Pour Manhattan Transfer (1925), c’est donc désormais chose faite, que ce passage de l’anglais d’un New York populaire à un français assoupli de ses convenances, et on peut pleinement goûter le propos de John Dos Passos. Jugeons sur pièce avec un paragraphe saisissant, celui de l’accident du livreur de lait Gus, conclusion du second chapitre :
« A yelling mouth gaping under a visored cap, a green flag waving. ‘Godamighty I’m on the tracks’. He yanks the horse’s head round. A crash rips the wagon behind him. Cars, the gelding, a green flag, red houses whirl and crumble into blackness ».
Jaworski cède juste à un paragraphage isolant le cri de surprise, mais rend à merveille la saccade nerveuse du style de Dos Passos :
« Une bouche hurle, béante sous une casquette à visière, un drapeau vert s’agite ».
“Bon Dieu ! j’suis sur les rails !”
D’un coup sec, il fait tourner la tête du cheval. Dans un fracas, la voiture derrière lui se désintègre. Des wagons, le hongre, un drapeau vert, des maisons rouges tournoient et s’écroulent dans le noir ».
C’est aussi fluide et puissant que l’original pour rendre la frénésie d’une ville en pleine expansion, tant démographique qu’immobilière ou économique, et le reste du roman est désormais de cet acabit : on peut ressentir pleinement le travail de Dos Passos, ce découpage minutieux du récit en saynètes qui se heurtent, se répondent, semblent autant d’accidents en ce début du vingtième siècle. Mieux qu’une étude sociologique ou historique, Manhattan Transfer est une photographie de New York entre 1890 et 1920. Ou plutôt : un film, une succession de bobines brèves – Dos Passos ne peut que connaître le cinéma, alors en plein développement lui aussi, scènes brèves, dû à un métrage réduit de la pellicule, mais aussi jeu de quasi-marionnettes des acteurs, silencieux et donc expressifs par leur seul corps. C’est en ce sens, celui d’une narration quasi cinématographique (scènes brèves, jeu intense des acteurs, montage brutal en apparence), que Manhattan Transfer peut être qualifié de « roman de la modernité » : Dos Passos semble adopter un langage externe à la littérature pour le sublimer en mots.
Mais cette forme est au service d’un propos qui est aussi digne d’un grand « roman de la modernité » : Dos Passos, sans nécessairement forcer la note sur le sordide, avec une grande justesse dans le propos et une économie absolue du pathos, montre l’afflux des migrants qui sont accueillis par une statue de la Liberté qui « se dressait, vague comme une somnambule, parmi les volutes de fumée des remorqueurs, les mâts des goélettes et les péniches engourdies à la proue arrondie, chargées de briques et de sable » ; il montre le désir d’une vie meilleure, dans un pays où tout semble possible, où toutes les promesses sont faites – mais rarement tenues, car la vie est dure, et trépidante. C’est ce que constate l’actrice Ellen Thatcher une fois montée dans le pullman à Manhattan Transfer pour se rendre à Atlantic City, autre Eldorado supposé : « Elle ne pouvait qu’observer au-dehors les marais sombres et les milliers de fenêtres noires des usines, les alignements de flaques d’eau dans les rues des villes, un bateau à vapeur rouillé sur un canal, des granges, les réclames pour Bull Durham et son tabac, les gnomes au visage rond du chewing-gum Wrigley’s Spearmint – toutes ces réclames zébrées en tous sens par de scintillantes bourrasques de pluie. Les raies perlées sur les vitres dessinaient des lignes verticales quand le train s’arrêtait et redevenaient obliques lorsqu’il prenait de la vitesse. Les roues grondaient dans sa tête, répétant les syllabes Man-hattan Trans-fer. Man-hattan Trans-fer ».
Au travers de quelques destinées choisies qui s’entrecroisent, directement ou indirectement, après une première partie de roman quasi frénétique, à l’image de la vie moderne, Dos Passos dépeint une ville où un avocat médiocre peut devenir un homme politique reconnu, et tant pis pour les blessures infligées à autrui, tandis qu’un jeune homme fuyant un père violent se retrouve dans une telle détresse (« ultra-moderne solitude », pour citer Alain Souchon) qu’il finit par se suicider en se jetant d’un pont, et ces deux destinées semblent se répondre, être un écho ironique l’une de l’autre. Un écho dépourvu de sens, semble indiquer Dos Passos, mais qu’il invite le lecteur à entendre : cet écho est celui de vies qui se brisent en mille morceaux, souvent trop fragiles pour supporter la pression de la grande ville moderne.
Cet écho est désormais rendu en français avec puissance grâce à Philippe Jaworski, et il résonne avec la même dureté quasi un siècle après sa première publication en anglais. Un chef-d’œuvre, dur et peu réjouissant pour dire le moins, à l’image de la ville-Moloch qu’il dépeint à hauteur d’hommes et de femmes, à relire dans toute sa virulence.
Didier Smal
John Dos Passos (1896-1970) est un auteur américain, observateur critique voire pessimiste de la société. Manhattan Transfer est unanimement considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature du vingtième siècle, au même titre que sa trilogie U.S.A.
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