Mãn, Kim Thúy
Mãn, mai 2013, 143 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Kim Thúy Edition: Editions Liana Levi
Une saveur aigre-douce
Dans son précédent roman Ru, Kim Thuy nous a séduit par la douceur et la mélodie de ses mots. Dans ce présent récit, Mãn, elle confirme indéniablement son talent d’écrivain.
Mais quel est donc le fil conducteur de l’intrigue de Mãn ? Il s’agit d’un récit de vie écrit par un personnage féminin racontant son parcours de femme asiatique en recherche sur deux continents. Mãn est son prénom. Au Viêt Nam, le prénom n’est jamais choisi au hasard car il détermine la destinée de celui ou de celle qui le porte. Des rites de passage permettent à l’individu de se défaire de son surnom souvent disgracieux hérité de l’enfance (« le morveux », « petit chien », « le laideron »…) et qui avait pour fonction d’éloigner les mauvais esprits, jeteurs de sort, pour se vêtir complètement de son prénom. L’auteur l’explique et donne, par la même occasion, la signification de Mãn, son prénom :
« (…) je m’appelle Mãn, qui veut dire “parfaitement comblée” ou “qu’il ne reste plus rien à désirer” ou “que tous les vœux ont été exaucés”. Je ne peux rien demander de plus, car mon nom m’impose cet état de satisfaction et d’assouvissement ».
Tout au long de ces 143 pages, Kim Thuy assume ses dires. C’est un roman parsemé d’ingrédients autographiques mais seulement de manière parcellaire car Mãn est ici un double. Mãn conte le parcours de sa vie, sa condition de femme et la ferme intention d’être la maîtresse de son destin. Elle traverse peines, joies et souffrances en offrant aux autres un parfait masque de sérénité même après l’échec d’un amour chéri :
« J’ai lavé le plancher de la cuisine à genoux avec une brosse à la main et des larmes à profusion. J’ai aiguisé les couteaux à la pierre. J’ai enlevé les fleurs fanées et les feuilles mortes dans le jardin à la lueur d’une lampe de poche. Et j’ai surtout retenu mon souffle pour me couper en deux, m’amputer de Luc, mourir en partie ».
Cet amour trop vite vécu est le symbole d’un tiraillement intérieur. Mãn est prisonnière d’une tradition confucéenne à laquelle elle veut échapper. Cependant, pétrie de cette éducation, elle va commettre une faute irrémédiable la condamnant à une éternelle solitude intérieure. Comme les plats culinaires qu’elle prépare et dans lesquels elle met des ingrédients connus d’elle seule, Mãn saupoudre sa vie de saveurs aigre-douce. Elle l’arrose de sauce amère et y dépose des condiments pour relever le goût fade et ordinaire de sa vie au quotidien.
« Moi, je possédais l’éternité parce que le temps est infini quand on n’attend rien. J’avais donc choisi une farce qui contenait de nombreuses sortes de noix et de grains de pastèque grillés, que je décortiquais en craquant très fermement la dure écorce de chacun. Afin de ne pas toucher la fine chair à l’intérieur, il faillait beaucoup de contrôle pour arrêter d’insister au bon moment. Autrement la chair se brisait comme un rêve au réveil. C’était un travail de moine qui me permettait de me retirer dans mon univers, celui qui n’existait plus ».
Par ces passages, on se laisse bercer par le doux mouvement des mots. La langue de Kim Thuy est suave, sensuelle et poétique. Il y a comme un mariage mélancolique entre la tristesse et la beauté pour paraphraser un célèbre écrivain japonais. Ses descriptions sont comme des estampes qui, par le subtil mélange des couleurs, estompent la douleur qui empoigne sans ménagement le cœur fragile et tremblotant. Ainsi, la fin des amours, la trahison, la complicité maternelle, la tendresse ou l’amitié sont vécus jusqu’au paroxysme mais dépeints avec litotes, métaphores et ellipses. Voici quelques passages qui permettent aux lecteurs d’apprécier une prose toute en poésie et en images :
« Je suis retournée à une ancienne leçon de chinois où le professeur avait expliqué que le caractère du mot “aimer” englobait trois idéogrammes : une main, un cœur et un pied, parce que l’on doit exprimer son amour en tenant son cœur dans ses mains et marcher jusqu’à la personne qu’on aime pour le lui tendre ».
Ou encore :
« Julie a été la première à pencher son visage dans la fenêtre par laquelle je sortais les plats. Son sourire s’étendait d’un côté à l’autre de l’ouverture. Elle m’a saluée avec l’enthousiasme d’une archéologue qui a découvert la trace du premier baiser. Instantanément, avant même qu’un mot soit prononcé, nous sommes devenues amies et, avec le temps, sœurs ».
En conclusion, Mãn est un récit qui sublime par sa poésie le quotidien sans couleur ainsi que la souffrance nichée dans l’abîme des cœurs. C’est une histoire de vie faite d’échecs et de ratures. C’est aussi la force tranquille de Mãn qui a su imposer aux mots la pudeur et la finesse lorsqu’il s’agit de célébrer le rêve.
Victoire Nguyen
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