Maman pour le dîner, Shalom Auslander (par Gilles Banderier)
Maman pour le dîner, février 2022, trad. anglais (USA) Catherine Gibert, 246 pages, 21 €
Ecrivain(s): Shalom Auslander Edition: Belfond
C’est l’histoire d’une fratrie de douze enfants, dont les membres se nomment Premier, Deuxième, Troisième, … jusqu’à Onzième et Douzième. Si on juge cela peu vraisemblable, mieux vaut s’arrêter ici et ne jamais ouvrir Maman pour le dîner, car il y a plus invraisemblable encore. Cette fratrie de garçons (où Sixième est mort jeune) s’était « enrichie » d’une fille, à qui les parents donnèrent le doux prénom de Zéro, histoire de bien faire comprendre le peu d’importance qu’ils lui accordaient. Les prénoms des enfants sont en général attribués par les géniteurs et, en l’occurrence, par leur mère, écrasante dans tous les sens du mot, puisqu’au moment de son décès elle avoisinait les deux cents kilos pour un mètre quatre-vingt-quinze. Par rapport à celle qu’on appelle par convention sociale « sa moitié », le père de famille paraît avoir été plus effacé. Un couple à la Dubout.
Tout ce petit monde vit aux États-Unis et appartient à une communauté très discrète, à la fois en raison de son faible effectif et parce qu’elle enfreint un des plus grands tabous qui subsistent encore : le cannibalisme. Ce sont des Can-Ams, des cannibales américains.
Même dans ce grand pays, où tout paraît possible, se procurer de la viande humaine est un exercice délicat et les cannibales américains se sont au fil des temps convertis à des mœurs alimentaires moins exotiques et surtout moins réprimées par les lois. En fait, « victimes, dans des proportions toujours plus importantes, des fléaux jumeaux de l’assimilation et du mariage mixte » (p.118), il n’y a plus grand-chose qui les distingue des autres Américains, sinon des fêtes régulières, des commémorations, des objets bizarres et le rappel, d’autant plus impérieux qu’il s’estompe inexorablement, d’un passé fantasmé. Le récit est centré sur le personnage de Septième, cannibale assimilé, ayant conclu un mariage mixte, travaillant dans une maison d’édition new-yorkaise. En souvenir, peut-être, de ses origines, Septième est un fervent admirateur de Montaigne, un des rares écrivains de premier plan à avoir évoqué les cannibales (« Septième avait été frappé par l’humanisme passionné de l’auteur français, par son ouverture d’esprit rebelle, par sa sagesse anticonformiste – par la façon dont il se démarquait, à tous égards, du milieu dont il était issu », p.43). Mais, assimilé ou pas, les traditions demeurent et le moment est venu d’en accomplir une.
À peu près détestée par tous ses enfants, la mère de famille, aimablement surnommée Mudd, a fini par mourir et, selon le rite immémorial (mais ce caractère immémorial posera toutes sortes de problèmes), il convient que ses enfants l’assimilent en la mangeant. Chez les Can-Ams, il n’y a pas de collation servie après les obsèques : ce sont les obsèques qui sont un repas. Vider, découper, cuire et dévorer un corps de deux cents kilos n’est pas sans poser des problèmes pratiques, même à New York, ville qui en a pourtant vu d’autres. Et cela se révèle d’autant plus compliqué que les enfants de Mudd ont tous rompu avec le mode de vie traditionnel de leur communauté natale et qu’il n’est pas question de se rafraîchir la mémoire dans un quelconque manuel : même le plus intrépide des éditeurs téméraires a renoncé à publier un livre de recettes culinaires sur ce sujet. Plus personne ne sait au juste comment procéder et quels rites respecter, ceux qui sont indispensables et ceux qu’on peut contourner, sauf un vieil oncle, engagé sur la pente du gâtisme, après avoir été la mémoire vivante de la communauté cannibale. Mais les traditions sont les traditions et les dernières volontés d’une mère, qui avant de mourir avait attribué ses abattis à chacun de ses enfants, sont sacrées.
Il y a du Swift dans ce roman de Shalom Auslander, qui ouvre grand la fenêtre d’Overton. Maman pour le dîner est un roman à thèse, mais où la thèse n’étouffe pas l’inventivité narrative. Cette thèse se déploie sur deux plans sécants. Le premier est que les États-Unis (donc à terme l’Europe) se sont engagés sur la voie d’une société fragmentée en d’innombrables communautés (Michel Maffesoli parlerait de tribus), qui s’observent jalousement et comptent avec soin les avantages, les postes, attribués aux uns et aux autres, et cette fragmentation entraîne avec elle une logique perverse qui, sous prétexte de lutte contre le « racisme », les « discriminations » et les « phobies », enferme tout un chacun dans une impitoyable assignation à résidence identitaire et trace des millions de frontières à l’intérieur d’une société prétendue « libre ». Afin de respecter toutes les différences (même les moins avouables), on a ouvert la boite de Pandore de la logique différentialiste, des « droits à », des quotas, des places à se répartir, etc. En France, un « humoriste » comme Dieudonné, passé rapidement de « pas assez de Noirs » à « trop de Juifs », n’est pas aussi loin qu’on pourrait le croire de Henry Ford, antisémite forcené, et de ses étranges cérémonies. Les Can-Ams, cela va de soi, sont antisémites et détestent tout ce qui n’est pas can-am, ce qui fait beaucoup de monde. On tourne ainsi le dos à la leçon universaliste que Montaigne avait ciselée en son époque effroyable : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (Essais, III, 2).
Le second plan est que ces tribus ont en général besoin de se présenter comme persécutées (quitte à parfois inventer des persécutions ou à les provoquer), afin d’assurer leur cohésion interne et leur visibilité médiatique (« On voudra des histoires, des contes, des légendes. Sur les souffrances de notre carré, l’oppression qu’il a subie, sur nos périples de la dernière chance, sur la lutte courageuse de notre fondateur pour faire de notre carré le champion des carrés », p.20). Pour les communautés qui peuvent se prévaloir d’une certaine ancienneté, il est également nécessaire d’observer de manière tatillonne des coutumes qui, comme les frontières politiques, ne sont pas aussi évidentes qu’elles devraient l’être. À propos du vieil oncle chargé de superviser la « consommation » de la mère défunte : « Le type est censé être notre sage. Or il a vécu toute sa vie en regardant dans le rétroviseur, en traversant l’existence en marche arrière. Qu’a dit untel il y a cinq siècles et qu’a dit tel autre ? Qu’a-t-il ou elle fait ? Bon sang, si ça s’arrêtait à cinq siècles, ce serait un moindre mal. Mais ça n’est pas le cas. Parce que les ignorants d’il y a cinq siècles qu’on imite imitaient eux-mêmes d’autres ignorants d’il y a cinq siècles avant eux, qui eux-mêmes imitaient d’autres ignorants d’il y a cinq siècles avant eux. On est littéralement coincés dans le passé » (p.162).
En plus d’être un roman bien construit, où Auslander réussit même à introduire du suspense et à tenir en haleine un lecteur qui oublie facilement l’improbabilité du postulat initial, Maman pour le dîner est une réflexion (désabusée) sur l’humanité, son unité perdue, son émiettement en multiples communautés qui finissent par se proclamer chacune la meilleure tout en s’estimant victime de discrimination, avant (si elles en ont les moyens matériels) de se déclarer une éventuelle guerre, le poids du passé et des traditions. Tout cela ressortit à ce que Wordsworth appelait the still sad music of humanity. Cela étant, quand on voit ce que produisirent les tentatives pour forger un « homme nouveau », affranchi de ses traditions et de son héritage, on mesure à quel point aucune solution n’est en vue.
Gilles Banderier
Shalom Auslander est né dans une famille juive orthodoxe. La France l’a découvert avec la parution de ses mémoires, La Lamentation du prépuce, suivies d’un recueil de nouvelles, Attention, Dieu méchant.
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