Maîtres du monde, Victor Cohen-Hadria
Maîtres du monde, janvier 2017, 356 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Victor Cohen-Hadria Edition: Albin Michel
Le récit commence comme un roman de Balzac, par une description de Trieste et un abrégé de l’histoire de cette ville où se déroule la majeure partie du roman.
Le début est très précisément daté.
« Nous sommes le 31 décembre 1999, ultime jour du dernier lustre du deuxième millénaire ».
Le titre du premier chapitre, 07h 00min 00s, donne même l’heure à laquelle le narrateur situe le déclenchement de l’intrigue et l’entrée en scène du personnage principal, Elio.
Elio, amnésique, est hébergé, ainsi que Charley, le narrateur, depuis trois ans, un mois et vingt-sept jours au Palazzo Gattopardo, une clinique psychiatrique de luxe à l’allure de pension de famille, tenue par les extravagantes Gabriela et Asunta Salina, deux sœurs « duchesses déchues », et sise à Trieste, où il est soumis à la thérapie fort singulière du professeur Fortunato Zembalone et de son assistante chinoise miss Qian-Qian…
Extrait long pour donner le ton :
« L’interne de garde avait constaté qu’il souffrait non seulement d’une grippe, mais également de ce mal prétendument stendhalien saisissant les humains confrontés à trop de beautés trop longtemps espérées. Il avait donc ajouté au dérivé pyrazolé prescrit par le pharmacien une forte dose d’un anxiolytique approprié à cette affection particulière et lui avait piqué huit longues et fines aiguilles de cuivre et d’or aux commissures des yeux, des lèvres et sur chacun de ses gros orteils, selon le protocole inventé par son chef de service, le professeur Fortunato Zembalone. Il prétendait ainsi interrompre l’épanchement de ses fluides vitaux ».
Chaque titre de chapitre indique une heure ponctuant cette dernière journée du deuxième millénaire. Le roman se termine, avant épilogue, par la phrase fatidique : Il est minuit, suivie d’un Tanti auguri per due milla qui coïncide avec le dénouement dramatique de l’intrigue, laquelle est ainsi ramassée dans l’espace-temps d’une journée très spéciale dont la place dans le calendrier grégorien a nourri les thèses millénaristes les plus folles. A propos de folie, justement, ce roman est complètement fou. L’extrait long ci-dessus n’en est qu’un pâle exemple.
Le narrateur Charley, qui se présente comme un ami d’Elio mais dont on ne saura jamais s’il incarne véritablement un personnage acteur ou s’il n’est que le double ou la conscience perturbée d’un Elio schizophrène et paranoïaque, reconstitue pièce par pièce, avec retours, entrelacs et ruptures, la trajectoire sinueuse qui a conduit ledit Elio jusqu’au Palazzo Gattopardo.
Tout est conçu pour égarer le lecteur dans les méandres et les aléas d’une histoire qui semble jaillir à grands traits de l’inspiration débridée d’un narrateur à l’esprit lui-même… égaré.
D’abord il y a l’intrigue principale fondée sur la certitude qu’exprime Elio d’être recherché et menacé de mort par une organisation internationale qu’il combat tout seul (avec Charley), organisation mentionnée dans le récit comme étant « le plus grand prédateur que la planète ait porté », et dont il a programmé, par vendetta, la disparition à minuit plein, au moment du passage à l’an 2000, en introduisant dans les systèmes informatiques mondiaux un protocole viral qui la cible (d’où le décompte des heures qui s’écoulent chapitre par chapitre du début à la fin du roman). Elio et Charley seraient-ils, par cette manipulation, les Maîtres du monde ?
Ensuite il y a l’histoire seconde, celle de la vie que mène Elio depuis trois ans, un mois et vingt-sept jours au Palazzo Gattopardo, de ses relations avec le docteur, avec Miss Qian-Qian et avec les autres pensionnaires déjantés, dont l’illuminé Holly Bowery.
« Holly était obnubilé par ses recherches et tous ses efforts tournaient autour d’une théorie pour unifier la relativité d’Einstein et la mécanique quantique de Planck, ce qui pouvait passer pour une façon de maîtriser le monde ».
Holly Bowery serait-il un des Maîtres du monde ? ou Gigi, qui initie Elio à la scopa, jeu de cartes dont les résultats ont, d’après lui, des incidences sur les événements du monde ?
Ensuite il y a l’histoire terce, déclenchée par Zembalone qui impose à Elio d’écrire un roman qui, d’après le docteur, fera remonter bribe par bribe le passé occulté par l’amnésie. Cette histoire dans l’histoire recrée un personnage auquel, par le jeu du Je, Elio narrateur s’assimile progressivement, dans une nouvelle trajectoire qui le recadre et le ressource dans une (son ?) enfance à Tunis, fils de Syma et Jo, petit-fils de Salomon Benisti qu’Elio s’empresse « avec une jubilation bien compréhensible » de tuer et d’enterrer dès le début de son récit. La fiction, ou la réalité, de ce roman tiers rejoint celles du roman second lorsque Zembalone, exploitant les éléments épars du récit tunisien, identifie Elio comme étant Eliphas Arthur Léger, né à Paris…
Zembalone, destinateur et faiseur de la vie d’Elio, peut-il être un des Maîtres du Monde ?
Enfin il y a l’histoire quarte, dans laquelle le narrateur Charley révèle que le véritable nom d’Elio n’est autre que Dyionis Lyon. Il ne l’appelle plus que par ce patronyme à partir de la page 132, et le lecteur a droit à une nouvelle reconstitution biographique du personnage, intégrant une histoire d’amour avec Abigaël Meredith ayant débuté vingt-cinq ans plus tôt à Los Angeles lors d’un road trip de Dyonis aux USA. A nouveau, les intrigues s’entrelacent. Dyonis reconnaît soudain, en une inconnue qui l’accoste sur les quais de Trieste, Abigaël, au décès de qui il a assisté autrefois.
« Elle n’était en rien une inconnue, Dyonis savait qui elle était, elle était Abigaël, son seul véritable amour.
– Abigaël, murmura-t-il en cherchant sa bouche.
– Orfeo mio, répliqua-t-elle en la lui donnant ».
Abigaël réincarnée en la princesse Eurydice Stracci-Cavalone apparaît et disparaît dans le cours du roman et dans les visions hallucinatoires de Dyonis…
L’intrication continue de ces quatre récits représente un remarquable tour de force narratif. L’occulte combat que mènent Dyonis et Charley contre le « Consortium » constitue la trame sur laquelle viennent se greffer tous les autres fils, l’ensemble formant un canevas complexe illustrant les circonvolutions déroutantes et les connexions insolites des délires des personnages et du narrateur, dont l’esprit, vers la fin, fusionne avec celui de Dyonis.
Les références intrusives à Gabriele d’Annunzio, à Pinochet, à James Joyce, à Maître Eckhart, à Saint-John Perse, à des Loges Maçonniques, à des banques internationales bien connues, à des lieux renommés, installent la narration dans un contexte hyper-réaliste qui contraste avec les pensées actes, paroles surréalistes des personnages.
De la première à la dernière ligne, le lecteur est pris dans la nasse. Une fois saisi par l’intrigue, il ne peut plus reculer. Il doit aller au bout, jusqu’au dénouement tragique et inquiétant.
Surprenant !
Patryck Froissart
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