Made in Trenton, Tadzio Koelb
Made in Trenton, août 2018, 254 pages, 19 €
Ecrivain(s): Tadzio Koelb Edition: Buchet-Chastel
Dans l’après-guerre immédiat dans le New Jersey, Abe Kunstler est ouvrier dans les aciéries. Il sort à peine des affres de la guerre qu’il a faite en Europe et dont dit-il il garde une phrase qu’il répète à l’envi : « J’ai été mutilé pendant la guerre ». L’homme est petit, plutôt malingre, mais on ne sait pas en quoi consiste la « mutilation » dont il parle. Aucun de ses compagnons d’usine ne semble remarquer la moindre anomalie : Abe est costaud, bon buveur, bon danseur les soirs de sortie, et bon raconteur d’histoires drôles. Il est tendre avec les filles, en particulier avec les filles paumées, à qui il donne un coup de main chaque fois que l’occasion se présente. Abe est loin du comportement machiste et vulgaire de ses compagnons.
C’est donc autour de cette énigmatique « mutilation » que Tadzio Koelb construit le début de son intrigue et nous propose un formidable voyage dans la classe ouvrière de la Côte Est à la fin des années quarante. La pauvreté est endémique, les rapports entre les hommes rudes, parfois violents, les dancings de la fin de semaine restent la seule distraction – on paye un ticket pour avoir droit à une danse avec une femme. Danse n’est pas le mot exact, disons plutôt contact rapproché avec le corps d’une femme.
Très vite, Koelb lève une petite partie du mystère qui pèse sur la personne de Kunstler (un peu avant la page 60). Commence alors, dans une écriture âpre et serrée, une incroyable histoire, dans laquelle une deuxième énigme, encore plus hallucinante, vient se substituer à la première. Mais que veut Kunstler ? Quelle est sa quête symbolique et morale ? Quelle est la nature profonde des relations qu’il instaure entre lui et sa compagne « la fille Inez », la femme avec laquelle il partage son toit, ses bars, ses dancings, son alcool.
La seule chose que Kunstler ne partage pas, avec personne, c’est le fond noir de son âme, le mystère insondable de son projet, et ses crises de désespoir et de rage, qui sont aussi, des exercices vocaux !
« Le son lui parvenait déjà quand il se laissa glisser jusqu’aux rails où l’herbe semblait trembler d’anticipation devant le souffle qui approchait. Il se courba, posa les mains sur ses genoux pour reprendre haleine après cette course folle. Alors, avec toute la régularité rageuse et tonitruante propre aux bruits et aux mouvements des machines, le Pennsy passa à toute allure, noyant toute chose ; et pendant que c’était là et que toute cette tempête fracassante l’enveloppait, il hurla de toutes ses forces, les bras raidis par l’effort le long de ses flancs, perdu dans le divin bruit mécanique, jusqu’à ce que les muscles de son visage et de sa gorge le brûlent, se crispent et refusent de hurler davantage. Puis le train disparut, et le souffle et la passion avec lui ; ne restaient à leur place que le vide et le silence. Il retrouva son chapeau dix mètres plus loin. Plus tard il vomit sa première tasse de café, et elle sentait l’alcool ».
L’attachement de Kunstler à sa ville, Trenton, capitale du New Jersey, est tissé du drame de sa vie. C’est un attachement viscéral, au sens propre du mot, organique, indissoluble. La ville, ses ouvriers, ses usines, sa pauvreté, sa saleté accompagnent la triste odyssée de l’homme. Mais pas seulement. Les cendres de « l’homme son mari », il les a dispersées dans l’air et sur la terre de Trenton, et l’air et la terre en sont encore plus sacrés.
« S’il songea à s’en aller, il savait déjà qu’il n’en ferait rien : il n’y avait qu’ici qu’il était sûr de pouvoir travailler à la filière d’acier, se dit-il, même s’il savait sans être prêt à l’admettre que l’acier n’était pas la seule raison, si d’ailleurs c’en était même vraiment une, et que, peu importait son boulot, il ne quitterait jamais Trenton. Et c’était à cause de l’homme, parce qu’il n’y avait qu’ici que l’homme et lui pouvaient être ensemble, il n’y avait qu’ici que l’homme était dans la fumée, la poussière et la crasse, dans la terre et dans l’eau. L’homme avait été dispersé et maintenant toute la ville était son corps. Il était d’ici, né à Trenton et de Trenton, ne faisait qu’un avec cet endroit et en était indissociable ».
25 ans plus tard que sont devenus Kunstler et Inez ? Qu’est devenu le projet mystérieux d’Abe ? La deuxième partie de ce livre est d’une noirceur terrifiante. Elle mène Abe Kunstler à son destin et, avec lui, le lecteur est pris dans un trou d’une noirceur absolue.
Tadzio Koelb signe là un roman d’une âpreté totale, dans un style brûlant, tendu, et servi par la belle traduction de Marguerite Capelle. Ce roman est le premier de son auteur : quelle belle promesse d’œuvre !
Une des plus belles réussites de cette rentrée.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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