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Madame Hayat, Ahmet Altan (par Fawaz Hussain)

Ecrit par Fawaz Hussain le 01.02.22 dans La Une CED, Actes Sud, Les Chroniques, Les Livres, Bassin méditerranéen

Madame Hayat, Ahmet Altan, Actes Sud, septembre 2021, 268 pages, 22 €

Madame Hayat, Ahmet Altan (par Fawaz Hussain)

 

Dans Madame Hayat, Prix Femina Étranger 2021, la Turquie de l’auteur, Ahmet Altan, est le pays de tous les dangers, le creuset des situations les plus abracadabrantesques qui se puissent imaginer. La République fondée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’Empire ottoman n’est jamais nommée dans cette fascinante narration riche en allégories, où il est plutôt question d’un « pays », d’une « société », bref d’un « monde » qui s’en va à la dérive par la faute de ses dirigeants et de leur hystérie sécuritaire. Le « Bosphore », mentionné une fois, est un indice supplémentaire que l’action se déroule à Istanbul, l’ancienne capitale des sultans enturbannés du Palais de Topkapi et, bien avant la fameuse cité grecque de Byzance, la Constantinople de la Sainte-Sophie et des grandeurs fanées. C’est à croire qu’en taisant le nom de la ville l’auteur aspire à donner à son histoire la dimension d’une fable universelle, et puis il ne devrait pas aggraver sa situation peu enviable sous un régime autoritaire où les journalistes et les écrivains croupissent par milliers dans les geôles de l’Etat.

Fazıl, le narrateur, évolue dans ce monde gangréné par une corruption galopante. L’affairisme sauvage est orchestré par des politiciens véreux qui octroient des marchés juteux à leurs acolytes, des maires d’arrondissement qui à leur tour font s’enrichir des membres de leur famille. Pour museler une population plutôt fière et refusant la soumission et installer la peur, on a recours aux « hommes aux bâtons », des tontons macoutes à l’orientale saccageant tout sur leur passage. On est pour sûr au pays du théoricien et chantre du nationalisme turc Ziya Gökalp (1876-1924) au mot d’ordre tristement célèbre : Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats/cette armée divine garde ma religion/Allahou akbar, Allahou akbar.

Oui, le chef suprême de cette nation dont on tait sciemment le nom ne doit être autre que l’islamo-conservateur Erdogan, le footballeur devenu maire d’Istanbul, puis Premier ministre, et à présent président de la République. Depuis l’incipit, le roman s’apparente à une descente en enfer : La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. Chaque être vivait sous la menace de sombrer dans l’oubli, abattu d’un seul coup comme ces pantins qu’on prend pour cible dans les fêtes foraines.

Fazıl – « le vertueux », « l’homme digne » en arabe –, se charge de cette narration passionnante. Il commence par ses parents qui se voient du jour au lendemain anéantis à cause d’un petit décret arrêtant l’importation de leurs tomates par un grand pays, sans doute la Russie de Poutine : « Une phrase donc avait suffi à ruiner mon père », et même à précipiter sa mort, faisant éclater la cellule familiale. Il faut dire qu’on est dans le présent de l’incertain et de l’avenir brumeux. Pour ses études de lettres à l’université, Fazıl obtient une bourse et quitte sa province natale. Dans la ville tentaculaire, il s’installe dans une pension, une sorte d’auberge espagnole, une cour des miracles où s’entassent tous les rebuts de la société. Lui qui ne connaissait la vie qu’à travers les romans étrangers se frotte à la vraie vie, où il découvre le désir et surtout la peur. Il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il vit dans un monde où la moindre plaisanterie sur le gouvernement est devenu un crime : On aurait dit que nous étions coincés dans la paume d’un géant qui pouvait nous écraser quand il le voulait, d’un seul geste, en refermant la main.

Pour arrondir ses fins de mois, le jeune étudiant fait de la figuration dans une émission de télévision au quatrième sous-sol d’un immeuble. C’est là et dans les entrailles sombres de la ville qu’il fait la connaissance de Mme Nurhayat, la « Lumière de la vie », personnification de la femme-liberté incarnant le défi et la volupté. C’est Ulysse qui se trouve désormais dans la grotte de la déesse Calypso ou bien Antoine dans le palais de Cléopâtre.

Avec elle je découvrais le suprême bonheur d’être un homme, un mâle, j’apprenais à nager dans le cratère d’un volcan qui embaumait le lys. C’était un infini safari du plaisir. Elle m’enveloppait de sa chaleur et de sa volupté pour m’emporter au loin, vers des lieux inconnus, chacun de ses gestes tendres était comme une révélation sensuelle. Elle m’enseignait que les voies du plaisir sont innombrables.

La mûre initiatrice du jeune Fazıl, Hayat la malicieuse, est la vie dans toute sa splendeur, la générosité en personne. Cette femme énigmatique dont on ne saura jamais grand-chose dit se passionner pour l’anthropologie et connaît sur le bout des doigts les mystères du cosmos. Elle parfait l’éducation érotique et politique de son jeune amant, son entrée dans la vraie vie, celle de tous les contrastes. Un jour, en regardant un documentaire à la télévision avec son Fazıl, qui s’étonne devant la fabuleuse organisation des fourmis et leur capacité d’organiser des coups d’État, elle surenchérit : On voit ça aussi chez les singes, il y a de vraies batailles politiques, les singes qui veulent être choisis comme chef distribuent des bananes pour rallier les autres singes à leur cause, ils organisent de véritables campagnes, on les voit prendre les petits dans leurs bras, comme des hommes politiques dans un meeting.

Le figurant Fazıl fait également la connaissance de Sıla, une jeune fille dont les parents sont ruinés du jour au lendemain par le gouvernement. Son rêve le plus cher est de « vivre une vie sûre, sans manquer de rien ». Mais devant l’impossibilité de la chose, elle envisage de s’exiler au Canada. C’est alors que le roman prend toute sa dimension allégorique et embrasse l’universel. Si Sıla est la personnification du grand départ, de l’exode et de la nostalgie, Hayat incarne la vraie vie, le pays éternel, la terre et le ciel distillant à la fois les bonheurs et les souffrances, le miel et le poison quotidiens. Mme Hayat est la maîtresse, la bien-aimée, la mère, la fille et la sœur, à la fois, bref la Femme-patrie et à elle seule la nation tout entière.

Placé devant un choix cornélien, vers lequel de ses deux amours Fazıl va-t-il pencher ? Vers Sıla ou vers Hayat ? Nous qui savons bien quel combat mène l’écrivain pour la liberté, nous qui connaissons son engagement politique du côté des opprimés, des vies cabossées, nous ne sommes pas surpris de voir que le déchirement de Fazıl ne dure pas une éternité. Sıla a beau être l’option de la facilité, avoir le charme de l’ailleurs, Fazıl restera tout près du sol de ses racines. Sa décision est une leçon morale adressée à tous les candidats à l’exil à travers le vaste monde : Où que j’aie pu égarer le bonheur, j’ai décidé de le chercher ici, et c’est ici que je le trouverai. Je crois que j’ai senti qu’en mettant tout mon passé dans une valise jetée par-dessus bord avant le départ, c’est un peu de mon avenir qui disparaîtrait aussi et qu’il me manquerait toujours quelque chose, que ce serait une mutilation dont je ne guérirais jamais. J’ai compris que je ne pourrais supporter de vivre une vie amputée, grevée par un manque qu’il me faudrait indéfiniment chercher à combler.

Point important à noter, Ahmet Altan a écrit Madame Hayat pendant ses quatre ans et sept mois d’emprisonnement. Pour narguer les autorités, il disait à ses geôliers : « Vous pouvez m’emprisonner, mais vous ne pouvez pas me garder ici. Comme tous les écrivains, je suis magicien. Je peux traverser vos murs sans mal ». Avec Madame Hayat, il crée un immense chef-d’œuvre, un très bel hymne à la joie de vivre et à la fraternité entre hommes et femmes. Il érige un magnifique monument à la résilience des peuples contre le temps des assassins.

 

Fawaz Hussain

 

Né en 1950, Ahmet Altan est un des journalistes les plus renommés de Turquie. Son œuvre de romancier est traduite en plusieurs langues.

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A propos du rédacteur

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.