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Madame, Gisèle Berkman (par Anne Morin)

Ecrit par Anne Morin 21.09.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arléa, Roman

Madame, Gisèle Berkman, éditions Arléa, Coll. 1er mille, août 2021, 392 pages, 20 €

Edition: Arléa

Madame, Gisèle Berkman (par Anne Morin)

 

Est-elle ange ou démon ? Persécutée, spoliée ? Ou malade, paranoïaque, invasive ? Cachée au monde par peur du scandale, de l’aveu d’une faute ? Personne ne le sait, pas plus elle, au service de « Madame », patronne tyrannique et blessante, aux divers visages, que les personnages gravitant autour de ces deux vestiges perdus dans le grand appartement parisien. Madame et la bonne, son souffre-douleur, son faire-valoir, son repoussoir :

« Rencontre-t-on les yeux de Madame, que l’on se retrouve hameçonné de terrible manière, fretin et qui doit résister ferme pour ne pas se trouver sorti de l’eau par cette canne à moulinet qu’est son regard. A peine sortie de l’eau, elle vous y rejette – c’était juste pour montrer son pouvoir, conseiller de ne pas s’y frotter, ne pas affronter. Désormais, on se présentera à elle tête baissée. Avec le temps, je me fortifie, préparant le moment où je pourrai moi aussi la soulever de terre » (p.122).

D’où viennent-elles ? Qui sont-elles ? La monstruosité naît aussi des descriptions de personnages qui gravitent autour d’elles : les amies de Madame, vieilles Parques chassées par un vieux beau qui se targue d’être – pourquoi pas ? – le Messie…, la volumineuse concierge et sa fille attardée, mollusque flottant dans les eaux sales de cet appartement-piège, même les abords, les rues qui vont s’étrécissant, deviennent louches et les personnes rencontrées ont des comportements étranges.

Tout le livre oscille entre mémoire et souvenir, bribes d’un passé douteux, avoué et rengorgé à la fois, celui de Madame et celui de celle qui n’a pas de nom, qui pourrait bien être… mais déjà le livre s’écarte vers d’autres rives, rien ne sera dit, rien ne sera su, rien qu’un suspense, que les suppositions nées du cerveau en pièces détachées de la narratrice qui écrit pour se souvenir, sa mémoire effacée au fur et à mesure par la prise d’une traitement mystérieux.

Interviennent des bribes de souvenirs d’un passé où est omniprésente la Shoah, un passé éclaté, et surtout de métamorphoses et de mutisme :

« Quelque chose s’ouvrait. Il fallait passer le Jourdain, le pourrais-je ? Était-ce un combat, allais-je mener une victoire que je n’avais même pas cherchée ?

– Tu dois passer. Maintenant !

J’allais apporter le thé, mon regard ne tremblerait pas. Yehi or ! Que soit la lumière ! Soudain ces mots, en moi – venus d’où ? » (p.137).

L’appartement finira par devenir terrain miné, l’immense entrée murée par les sacs poubelle que l’on n’évacue plus, camp retranché : « Qui sait, même, si les huiles de l’Immeuble ne tenaient pas conclave à jours fixes, humant le fumet des poubelles, s’aventurant dans les débris, cherchant à les faire parler comme les Anciens le faisaient des entrailles ? » (p.324). Rien n’est dit, rien ne se recoupe.

Une lente descente dans le « terrier » de la domestique-confidente… existent-ils, ces personnages de rue qu’elle rencontre, puis imagine autres qu’ils ne sont ? Existe-t-elle, elle ? Va-t-elle enfin rejoindre, se rejoindre ? Se reconstituer ?

Il y a l’absurde, il y a des lambeaux de vraie vie, il y a l’absent, cet enfant aux grands yeux découvert sur une photo dérobée, et ce personnage protecteur, découvreur, ce père ? qui au fond de ses rêves, dans le plus profond de ce qu’elle-même nomme son terrier, lui donne la main… Où le retrouver ? Comment le penser quand tout fait obstruction ? Enfin, qui est-il ? Et que fait-elle dans ce rôle de composition ?… Son terrier, comme celui du récit de Kafka, on s’y protège, on s’y cache, on s’y enfouit et parfois aussi, on avance… comme dans ce livre déroutant.

 

Anne Morin

 

Gisèle Berkman, philosophe, spécialiste de la pensée des Lumières, s’intéresse notamment aux rapports entre philosophie et littérature. Vice-Présidente et directrice de programme au Collège international de philosophie, elle est chargée des relations internationales. Elle a fait paraître en 2011, aux éditions Hermann, L’effet Bartleby, Philosophes lecteursMadame est son premier roman.

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A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.