Madame Bovary, maniaco-dépressive ?
On a tous nos humeurs ; la bonne – recherchée, se faisant rare de nos jours – la mauvaise, devenue si banale, facteur d’explication de tout un peu. Le bonheur, la tristesse ou la colère de nos « hauts et de nos bas » finit par se confondre avec notre quotidien : « je suis basse, aujourd’hui ; moral dans les chaussettes ! ». Rien à voir, pourtant avec ces autres hauts, ces autres bas : ceux d’une personne atteinte – dûment repérée médicalement – d’une maladie bipolaire, ou manie dépression ; alternance pathologique de périodes d’accélération, d’intense exaltation, avec des dépressions abyssales. Causée par des modifications de la chimie du cerveau, avec, du coup, incriminée, une combinaison de gènes à caractère familial, c’est, de nos jours une maladie invalidante, sévère, mais rémissible et traitée.
Flaubert, en écrivant son « Madame Bovary », en a fait un prototype de dépressive – bien autre chose, déjà, qu’une simple déprimée. Quand on dit de quelqu’un : « c’est une Bovary », s’inscrit aussitôt en fond d’écran la mélancolie d’une province qui s’ennuie ; un automne trop mouillé, le soir qui tombe tôt, le silence qui entrecoupe de chiches conversations au coin d’une cheminée, dans laquelle le feu s’étiole aussi ; l’insupportabilité des lieux, des choses, des gens… bref, tout ce qui fait qu’on « bovaryse ». Mot, du reste, réservé au genre féminin, associé, sans doute dans l’imaginaire collectif, aux fluctuations brusques et imprévisibles de l’humeur, aux larmes (non, aux pleurnicheries), à l’instabilité… alors que le mâle, lui, est solide et raisonnable, accroché au réel – l’autre, décrochant et rêvant…
Mais en relisant ce livre unique, parfait dans tout ce qu’on demande à un livre, à l’autre bout de ma vie de lectrice (le premier passage étant là-bas, au temps de ma seconde), il y a eu, comme une évidence clinique : Emma Bovary est une bipolaire, et pas l’unipolaire dépressive qu’on raconte ça et là. Le trouble a commencé – avant l’histoire – à la fin de son adolescence : « Melle Rouault ne s’amusait guère à la campagne… » ; manquent évidemment les informations essentielles sur l’hérédité… les statistiques montrent que les hommes débutent la maladie visible par un épisode maniaque et les femmes, par un moment dépressif : « assise sur le gazon, Emma ne cessait de se répéter – mais pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ? » L’environnement est souvent déclencheur, nous dit-on, alors, oui, celui d’Emma est négativement porteur ; village enclavé, paysage de bocage, huit clos, climat, belle-mère ! Ennui absolu, invasif ; lignes de fuite se multipliant comme autant d’éclairs en temps d’orage. Fixations pré-maniaques, plutôt que simples évasions : « elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout du doigt, sur la carte, elle faisait ses courses dans la capitale… elle remontait les boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues… ».
Cycles rapides oscillant entre l’exaltation et la descente – à mesurer, pour celle-ci, à l’aulne des toxicomanes après leurs prises – sensations terribles : « et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés… cette douloureuse rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus ; la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli… ». Échappatoires recherchés par le sujet pour tenter de donner sens à sa souffrance ; le corps ici parle plus souvent qu’à son tour : « elle se plaignait d’éprouver depuis le commencement de la saison, des étourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles » ; malaises, défaillances, douleurs hystériques presque théâtralisées ; hypocondrie, évidemment ; « malgré ses airs évaporés, Emma ne paraissait pas joyeuse… elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles … elle était pâle partout, blanche comme un linge … pour s’être découvert trois cheveux gris, elle parla de sa vieillesse ». Manque d’épanouissement, d’intégration, en retrait socio-affectif, dirait-on de nos jours !
Mélanges dans les investissements amoureux – Rodolphe, bien sûr, peut-être surtout Léon – entre le désir réel ou fantasmé, le passage à l’acte hyperactif, tendant à l’obsessionnel ; tout, butant au final sur l’absence de décision, l’impossibilité du retour à l’agir propre au réel : « alors les appétits de la chair, les convoitises d’argent, les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance, et, au lieu de détourner sa pensée, elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur » ; 3 lignes, pour tout dire – ou presque – de cette maladie ! Flaubert, 1851, ou rien !
Le retrait des affects en période basse – on appelle la chose « affects émoussés » – est palpable, chez Emma, dans ses rapports ambivalents, mais fortement indifférents, à sa fille (encore que là, cela se mélange à l’amour maternel, version siècles anciens).
La manie (pas grand-chose à voir avec les exagérations agaçantes des « maniaques » que nous connaissons tous) fixe les phases d’accélération sur différents supports, tous investis chez Bovary. Le sexe, mais aussi la frénésie collectionneuse d’objets, souvent délaissés, dès leur arrivée ; les achats compulsifs ; manque l’addiction au jeu que l’on trouve ailleurs, dans la littérature. « Ce fut vers cette époque, c’est-à-dire le commencement de l’hiver, qu’elle parut prise d’une grande ardeur musicale » (compensation d’une dépression saisonnière ?). Des études entières ont sans doute été faites sur le rapport à l’argent de Madame Bovary, et, par là, du bipolaire ; besoin d’exister, d’être valorisé, de manifester surtout sa toute puissance. Piège au bout. Ne dit-on pas que la première mesure à prendre, en présence du malade, est de confisquer sa carte bleue ! « pour se faire de l’argent, elle se mit à vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille, et elle marchandait avec rapacité ». Bipolaire, probablement de type I, nous dirait la faculté : épisodes maniaques, et le plus souvent dépressifs, à moins qu’on ne puisse lire en Emma ces redoutés états mixtes où s’empilent – sinistre millefeuilles – les symptômes de manie et de dépression, ensemble ; agitation et irritabilité dépressive dans le même ressenti. Mesure-t-on la souffrance ? « certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces exaltations, succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger… ».
Le suicide est la première cause de mortalité des maniaco-dépressifs, mal ou pas soignés par les thymorégulateurs qui représentent depuis peu de décennies la bouée de ces malades. Le passage à l’acte est un risque fort dans les deux cycles, crise maniaque, abîme dépressif. On peut considérer, en gardant cette grille de lecture, qu’Emma « couve » son suicide final depuis les premières pages. Le courant s’emballe quand, combiné inextricablement à la tenaille financière, il y a constatation de l’absence de l’objet compensatoire de l’affectif (jargonnerait-on dans le rapport, aujourd’hui, sans doute) et que cela a tenu lieu de déclencheur. Les délires hallucinatoires qui accompagnent – mais pas toujours – la crise maniaque, apparaissent alors : « il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant… » délire de perception, plutôt que d’interprétation, donc.
Il faut dire qu’en matière de troubles mentaux, Flaubert savait de quoi il en retournait ! Atteint lui-même (il parlait de ses « maux de nerfs ») ; près de 50 thèses de médecine se sont penchées sur son cas. Je ne serais pas étonnée qu’en doublon d’une épilepsie avérée, on puisse également porter un soupçon de bipolarité – la maladie des créateurs – « il ne se passe pas de jours sans que je ne voie passer devant mes yeux, comme des paquets de cheveux ou des feux de bengale » confie-t-il à un ami ; « mon moi sombrait comme un vaisseau sous la tempête » dit-il fort justement ici ; « dans ma jeunesse, je m’ennuyais atrocement, je rêvais le suicide » écrit-il encore (ces citations sont issues d’un site passionnant autour de la maladie de Flaubert, JB Guinot).
Il paraîtrait pourtant qu’il n’aurait jamais dit « Madame Bovary, c’est moi ! » pourtant !!
Martine L Petauton
Avec l’autorisation de Reflets du Temps
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