Ma passion Troyat (par Martine L. Petauton)
C’était dans le début des années soixante ; un été méditerranéen ; je devais être autour de la quatrième. Une cousine fort cultivée, professeur, de ces gens à qui on doit beaucoup tout au long de sa vie, m’avait donné trois chemins de lecture à l’ombre des arènes des Saintes Maries de la mer. Le premier Astérix ! Un San Antonio, mon premier du genre ! et… un Troyat (Les semailles et les moissons, annonçant 5 volumes, ce qui – déjà – n’était pas de nature à me rebuter.) Le tout fit date, et pas seulement dans mon été. Les Astérix – tous lus sans aucun manquement jusqu’à aujourd’hui, San A et son Berurier au camembert, peut-être moins longtemps – j’ai fini par me lasser du ton sentencieux et « monsieur je sais tout » de certains opus. Alors surnagea Troyat, une sorte de fidélité sans la moindre ombre ; un genre de couple littéraire qui marche. Une passion, à n’en pas douter.
Né en Russie tsariste, émigré en France après la Révolution d’Octobre, Henri Troyat a fait toutes ses études à Paris, écrivit pas moins d’une centaine de romans (Prix Goncourt en 1938 et pas mal d’autres prix), élu à l’Académie française en 1959, décédé à 95 ans en 2007. Je n’ai pas tout lu, loin s’en faut, mais par contre j’ai lu et relu plusieurs fois ses saga. En particulier la partie russe de son œuvre, pour laquelle j’ai nourri tout au long de « ma vie littéraire » un vrai enthousiasme, un frétillement amoureux en commençant les livres, un attachement à nul autre pareil aux personnages, que du bonheur en s’immergeant dans les paysages et le contexte historique (ah, celui-là !). Troyat, l’absolue satisfaction – j’allais dire, satiété, dans un livre…
Les cycles russes – je m’en tiendrai à Tant que la terre durera, Le sac et la cendre, Etrangers sur la terre, et leurs sept gros volumes, plusieurs milliers de pages, et à La lumière des justes, 5 volumes – donnent matière au plus fabuleux des voyages historiques ; un dépaysement comme la littérature en compte finalement assez peu, si ce n’est, justement, le roman russe du XIXème siècle, qui a dû être pour l’auteur une excellente matrice. On accompagne, dans Tant que la terre durera, des personnages – peu, de fait extrêmement fouillés, de l’enfance au jeune âge adulte, dans la Russie de Nicolas II, puis les mêmes dans Le sac et la cendre, traversent la guerre de 1914 et la Révolution d’Octobre, tandis que Etrangers sur la terre nous entraîne dans le Paris des années d’après-guerre, puis les années trente, dans le milieu Russe blanc des émigrés. Remarquables tableaux historiques d’une écriture classique évidemment impeccable ; peu de pages aussi documentées et posées avec un tel niveau de justesse sur une vaste période historique aussi épique. Un grand opéra-littéraire ! Je n’ai découvert qu’ensuite La lumière des justes, et avec quel bonheur ! XIXème siècle débutant ; comme un peu partout en Europe, les esprits cultivés s’échauffent autour de l’idéal démocratique et social. En France, la période post napoléonienne, les vestiges de la Révolution et l’occupation russe, en Russie face à l’absolutisme, confite en ses campagnes retardées entre barines, knout et moujiks ployant sous le joug, le Mouvement des Décembristes ou décabristes jouera sa partition dans ces débuts de siècle, en veine de libéralisme. La fine fleur de la noblesse éclairée russe s’y sacrifiera, exilée dans les premiers goulags de Sibérie. Sophie la française d’origine, celle qui tient les livres « saints » des Lumières, et Nicolas le noble russe éclairé sont les héros de cette dramatique saga. Magnifique, au point que – jamais pratiqué ailleurs, je me souviens d’être allée lire la fin d’un des derniers volume, avant d’en commencer la lecture, pour vérifier – hélas – la mort de mon Nicolas littéraire préféré… J’étais là en seconde et je croisais, déjà, mon amour infini de la littérature avec une définitive passion pour la grande Histoire dont j’allais faire mon métier. On ne peut qu’admirer l’immense travail de documentation point par point qu’a demandé un tel chantier d’écriture, une quasi perfection là, sur le camp sibérien, ici sur telle bataille de la Grande Guerre, ici encore sur la prise du Palais d’hiver à Petrograd. Roman historique et ses contraintes, me dira-t-on, alors si les romans russes de Troyat sont le meilleur du genre…
Il est d’ailleurs intéressant (voire interrogeant ?) de mesurer dans ma passion pour les romans russes de Troyat, que le positionnement de l’auteur, Russe blanc assumé et très affiché, décrivant avec, pour le moins, un parti pris net, les événements d’Octobre par exemple, n’a jamais gêné l’historienne que peu à peu je devenais, assez formée qui plus est dans ce champ historique. Je lisais avec les lunettes particulières de l’auteur, sachant ce qu’il en était par ailleurs, vibrant avec le contexte, les personnages, un peu comme dans Alexandre Dumas, qu’on n’utilise pas comme « document historique »… Mais, si nous gardons ce parallèle, force est de consentir à Troyat un niveau en savoir savant bien supérieur.
Il semble par ailleurs que Troyat n’était pas un réactionnaire pur. Ne serait-ce que sa description par exemple du « dimanche rouge » ( 9 janvier 1905) ou son compagnonnage de route bienveillant des décembristes les plus idéalistes.
Lire – et relire, toujours meilleur en seconde intention, jamais décevant – ces saga russes de Troyat vastes comme la steppe et finement mordantes comme le glacé de l’hiver de là-bas. C’est se nourrir, c’est-à-dire lire. Quand je disais, satiété…
Martine L Petauton
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