Ma muse n’est pas à vendre, Ivan Kouratov (par Yasmina Mahdi)
Ma muse n’est pas à vendre, Ivan Kouratov, éditions Paradigme, octobre 2019, trad. komi, Yves Avril, 176 p. 19,80 €
Poésie authigène
Ma muse n’est pas à vendre est le titre de l’édition bilingue du chantre de la poésie komie, Ivan Kouratov (1834-1875), en-tête qui indique la volonté de probité du poète. Sébastien Cagnoli, dans sa préface, dresse un portrait rapide et concis de l’histoire du peuple komi ou zyriène, et de ses traditions orales et littéraires. Nous apprenons que la poésie est célébrée en tous lieux, voire « en plein centre commercial, le dimanche » (ce qui n’est, hélas, guère le cas en France !).
Yves Avril, le traducteur, nous renseigne sur le poète ainsi que sur la création « d’une langue littéraire (…) des peuples mal connus ou enfouis dans de puissants ensembles plus ou moins assimilateurs ».
Le premier poème commence par une ode au peuple et à la langue komis – un sonnet d’amour et d’espoir. L’eau, la barque présagent sans doute des péripéties terrestres, et le sapin figé profondément dans le sol, de la pérennité ou du destin. La forme octosyllabique revient souvent, mais les rimes sont irrégulières, il ne s’y trouve pas le même nombre de pieds ; certains vers sont élaborés en rimes croisées, qui alternent. Le sens est parfois prédicatif :
Ils seront bien surpris,
les gens de grande science,
quand le chant des Komis
au loin verra sa renaissance.
Ailleurs, le ton est celui de la mise en garde de la jeune paysanne à l’encontre du citadin (russe) :
Tu gamines, petit monsieur, tu gamines !
Va-t’en toi et tes belles paroles…
Que ferai-je là-bas, à la ville,
Pourquoi irai-je dans tes salles brillantes
Me dandiner et faire la mijaurée ?
Ne me siéraient tes crinolines
Sur tes planchers polis je glisserais
Tes boutons d’argent m’aveugleraient (…)
La forme exclamative est employée en un avertissement, une auto-défense, un souci de protection.
Ivan Kouratov confie à ses cahiers de Gougov, en 1865, ses déceptions, usant de la même strophe tel un lamento. À l’instar de la poésie classique, la peine, le chagrin, la déploration, l’anxiété et l’endolorissement s’accordent, se déclament de façon elliptique, pudique, s’apparentant à un ensemble de rites et de croyances particuliers. Des images traditionnelles des pays de l’Est affleurent à travers le poème Un bal en pays komi, poème-tableau enlevé, dense. Des scènes de bal, de fêtes y sont décrites, transposition de l’allégresse chère à Sergueï Paradjanov, procédé déployé par le poète au milieu de jeunes filles richement parées tançant les beaux garçons endimanchés, thèmes dont Kouratov tire profit pour créer une grammaire, une galaxie. Les occurrences extrêmes s’entrechoquent : vieillard/jeune homme, bourg/ville, s’enliser/ramer, bel l’ange très bon/le diable laid, affamé/dévore,terre/ciel, bienheureux/damné, sous le soleil/les assauts de la grêle, etc., – métonymie de la chape de plomb du joug russe, des sermons et menaces chrétiens du fatalisme et de la soumission face à l’esprit bon vivant, confiant et fraternel du peuple komi. Ainsi, la ville de Oust-Syssolsk se transforme en une espèce de Babylone, envahie de cabarets, d’ivrognerie et d’indécence.
Une atmosphère de conte, d’enchantement, dépasse le désespoir du poète à la sensibilité finno-ougrienne. L’anaphore du voir, de la vision, scande, en une belle litanie, le poème Voici revenus en mon âme les ténèbres… Le thème de l’affliction convoque vampires et morts-vivants :
L’homme, il faut le dire,
Peut boire le sang de l’homme
(…)
Que comme jus de fraise coulât
À volonté le sang komi ! […]
D’énigmatiques voix d’adresse se lisent entre des petits récits intimes très simples : la voix d’avant le langage, la voix-parole et la voix d’après le langage (…) la voix porte, de par ses qualités intrinsèques, des signifiés de mots ou d’autres séquences discursives : elle évoque en plus une beauté certaine, là où la concordance de la voix et de l’ouïe est euphonique, symphonique, selon Herman Parret. Ainsi, la voix serait à la fois sémantisée et esthétisée (Parret). La démarche d’Ivan Kouratov englobe autant le classicisme que la brièveté du haïku, forge une poésie sonore dans laquelle les éléments de la nature, le vent, la boue, l’eau, les astres, les animaux, se manifestent et viennent cogner aux portes, aux murs, accompagnés de forces chtoniennes, au sein d’un monde animiste, bucolique, ce qui lui confère son caractère authigène. À la manière des Amérindiens, les individus sont investis de force animale, affublés de surnoms d’animaux divers, s’incarnant dans le Lièvre, l’Ourson, le Chat, le Renard, le Gardon, la chouette, etc., faune caractérisée par des épithètes, rassemblée en une sorte de collecte de « types locaux », construisant une épiphanie komie, rurale, fragile. Ivan Kouratov relate à mots couverts la barbarie commise à l’encontre de la terre komie :
La terre komie a été si malheureuse en ces jours.
Ainsi est tombé un peuple, riche, fort et grand !
Ce n’est pas encore la fin ! Quand viendra-t-elle ?
Ont-ils cessé de venir, les seigneurs ?
Le tsar de Moscou ou le Tatar
De Saraï. Cela, je ne le sais.
La mélancolie et la schize identitaire martyrisent le poète – la conversion au christianisme orthodoxe :
Étienne
en venant a passé un nouveau lacet au cou des Komis.
As-tu enfin compris ?
Jean de La Fontaine surgit des forêts épaisses de cette région ancrée au pied de l’Oural, et le merveilleux avoisine la douleur physique et la peur de mourir à travers ces sagas du grand Nord. Un cri de colère, joint aux larmes, se mêle aux oraisons funèbres des étranges textes du Requiem des anciens Komis, du Monologue de Pama et du chant de Iag mort :
Les premiers habitants du pays
Fuyaient les peuples du mal.
Ils fuyaient en pleurant
Vers le sud, s’installant
Au bord d’autres rivières,
Comme nous, en des pays sans larmes.
La complainte rappelle l’exode meurtrier de la piste des Larmes Cherokee. Mais le dieu-ogre n’a pas dit son dernier mot et il se revivifie en mordant la chair des oublieux… Au terme de son existence, Ivan Kouratov, atteint de cécité, rend malgré tout la lumière et la beauté à la poésie komie :
Et je voyais le ciel en sa voûte grise
Se remplir de ces oiseaux noirs
(…)
Nous préférions l’espace de la lumière
Avec les aigles, avec les colombes,
Nous volons, pour nous point de tombe…
Yasmina Mahdi
Yves Avril, agrégé de grammaire. Professeur de lettres classiques. Études à l’Institut national des langues orientales : Finnois (1955-1962), Estonien, Oudmourte, Komi, Letton (1995-1994). Études de Russe à l’Université Laval, Québec.
Sébastien Cagnoli (Nice, 1976), centralien de formation, traducteur, chercheur indépendant, a étudié les sociétés et les littératures finno-ougriennes.
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