M. Quelle, Pierrick de Chermont (par Didier Ayres)
M. Quelle, Pierrick de Chermont, L’atelier du Grand Tétras, mars 2024, ill. Marianne K. Leroux, postf. Gwen Garnier-Duguy, 128 pages, 20 €
Fable
Livre curieux, que publie Pierrick de Chermont, où l’effet poétique est mis en crise par la présence d’un personnage (M. Quelle). Ce monsieur fait éclater la représentation grâce à des images personnelles, invente des situations, qui, pour finir, évidemment, sont les fruits d’un être de papier. Là tout le dilemme du livre : fable ou poème. En tout cas, présence aussi de l’écrivain qui prête vie à ce personnage de fiction, figure bizarrement attachante d’un héros plus proche du Don Quichotte que de Roland Furieux (même si des rapprochements pourraient être justifiés).
Cette relation entre le fictif, qui s’avère pure imagination (cet être ne peut pas exister) et la réalité (l’on pense à l’auteur dont les traits sont peut-être ceux de ce personnage de fantasmagorie), convient parfaitement au caractère littéraire qui trouve présence et existence justement dans le récit des extravagances de Quelle, donc à travers divers fantasmes, espèces lointaines de fatrasies, d’un curieux mélange métaphysique et ultra matériel. Ce qui laisse entendre que la vie de Quelle est tourmentée, profuse et parfois déconcertante.
La vie de M. Quelle était simple et monotone. Elle consistait à se placer derrière les lignes d’un livre ouvert et à produire l’exact mouvement qu’indiquait la succession des mots.
Ou,
Alors, une chose incroyable se produisit : M. Quelle se répondit à lui-même. Sa réponse fut d’une très grande qualité, comme peu d’hommes en prononcent après une interpellation, qui, dans le fond, gardait une forme de réserve et qui, faute d’une chaleur franche, encourageait faiblement au dialogue pourtant terriblement espéré (il s’en rendit compte alors).
Cela dit, approfondissons notre sentiment. Cette cinquantaine de poèmes construit peut-être davantage le portrait en creux de l’auteur plutôt que de nous entraîner à choisir pour lui le destin héroïque d’une pure figure littéraire. Il y a donc de la vie. Pierrick de Chermont est de ce fait le double de M. Quelle, plutôt que le contraire. On balance entre amusement et gravité. Et cet héroïsme rocambolesque s’attarde davantage dans le sillage de Plume, Teste, ou de certains Meidosems (mi-sème) que d’une Heroic fantasy de la contre-culture. Il s’agit, me semble-t-il, d’une question philosophique. Un sophisme logique, qui a l’apparence d’une vraie logique tout en étant profondément illogique. Ainsi, un raisonnement apparemment valide mais qui est incorrect, non pas littérairement, mais du point de vue d’une rationalité morale ou mentale.
Qui est Quelle en définitive ? Est-il vivant (car le poème lui prête vie), ou bien est-il fantaisie d’écrivain, avec lequel le lecteur pactise et cherche à reconnaître le vrai du faux – faut-il d’ailleurs trancher entre la vérité et le mensonge ? Qu’est-ce qui est réel derrière ce monsieur qui mène une vie de papier ? On se trouve en un sens devant un texte de dérision, quelque chose que j’apparenterais aux créatures du théâtre de l’absurde, oscillant entre le tragique (Samuel Beckett et sa logique mortifère) et le comique (comme peut l’être Eugène Ionesco et sa cantatrice chauve, laquelle pour finir n’existe pas non plus). Cette absurdité, cette apparente et volontaire fausse logique (qui fait l’objet de la connivence amusée du lecteur), nous mène aux confins de l’interrogation intellectuelle sur la vérité littéraire, vers sa performativité, à l’instar des dessins de Maurits Cornelis Escher qui s’enroulent dans des représentations physiquement impossibles mais artistiquement naturelles.
Le plus étonnant avec le mensonge, c’est qu’on le commet sans avoir besoin de savoir ce qu’est la vérité. Ou encore, que le silence après, même le plus pesant, reste plus léger que celui qui suit une vérité. Dernier exemple en date : à l’extrémité de la rue portuaire où se promenait M. Quelle, on pouvait voir trois catamarans à voile blanche glisser à l’horizon.
Ou,
Du moins, alors il eût possédé quelque chose de propre, de bien à lui ; qui lui aurait susurré quelques preuves irréfutables de son (in)existence. Il aurait choisi d’élargir son ennui et de s’en remettre aux mains blanches de la distraction, se transformant alors en un coût économique, une plaie odieuse, une charogne.
Ce recueil pourrait s’apparenter à une recherche de saugrenuité, sorte de folie où vrai et faux se côtoient sans aucune indication de valeur. Nous passons, comme lecteur, de l’ironie à la crédulité, de l’ivresse de l’invention à celles des lois de la langue, de certitudes sans validités, mais qui reviennent et s’expansent grâce à une imagination efflorescente. La seule représentation de Quelle vaut pour tout Quelle.
Ce texte se conclue-t-il sur une forme de solitude (nécessaire pour écrire, comme on le sait depuis Maurice Blanchot) ? Peut-être. Et dès lors, on se retrouve dans Montesquieu inventant Usbek, donc une sorte de voyage en absurdie…
Concluons quand même avec cette citation explicite de M. Quelle :
Cette scène n’est qu’une illusion poétique. Une de plus, me direz-vous. Mais, pour combien de temps encore, avant que l’illusion ne se fasse réalité ?
Didier Ayres
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