Lumières
A propos de Camera Work dans la collection Photo-Poche 1983
Après la lecture des chroniques sur la photographie d’Hervé Guibert qu’il a fait paraître de 1977 à 1985 dans le journal Le Monde, j’ai appris beaucoup. Non seulement sur l’art de chroniquer, grâce à sa manière fine et libre, tout en faisant infuser le sentiment de partage de ce qu’il aime, mais aussi sur la photographie. Dans ce sens, je me suis procuré quelques livres de photographie, de celles que pouvait avoir vues et traitées Guibert dans ses chroniques, et moi aussi m’exercer à ce travail difficile sur l’image.
Ainsi, comment décrire la lumière sirupeuse et plastique de cette nature morte de 1908 du baron de Meyer ? Il faudrait un vocabulaire de glace, de givre ou de cristal pour redire la composition de ces quelques fleurs, pivoines ou nénuphars, qui gisent dans un petit peu d’eau au milieu d’une coupelle plate, laquelle se reflète sur un morceau de table en verre, qui répète la scène voluptueuse et ces deux fleurs qui se perdent dans un reflet aléatoire. Car c’est bien ainsi que la possibilité nous est donnée de dire quelque chose sur la photographie.
En ce sens, lire La Photo inéluctablement de Guibert m’a autorisé à écrire quelques lignes et m’a poussé à imaginer possible une recension, avec la même difficulté, que je ne perds pas des yeux et que souligne la préface de ce livre Photo-Poche de Françoise Heilbrun : Au tournant du siècle, après l’apparition des appareils instantanés portatifs du type Kodak (vers 1887), la photographie devenait une pratique aisée, virtuellement accessible à tous et non plus seulement un artisanat réservé à une élite ou à des professionnels. Grâce aux facilités de manipulation de l’appareil et à la sensibilité plus grande des émulsions, les possibilités expressives du médium se trouvaient considérablement enrichies. Et, parce que la technique photographique arrivait à son point de maturité et perdait son caractère magique, l’attention allait tout naturellement se concentrer sur le contenu, c’est-à-dire sur la vision du photographe. Le temps était venu pour la photographie d’être considérée sérieusement comme un art, et l’ampleur du public qu’elle touchait désormais allait donner un poids nouveau aux préoccupations de quelques amateurs.
La revue Camera Work, revue américaine qui publiait de la photographie de 1903 à 1917, m’a permis de mieux appuyer mon goût pour le pictorialisme, plus peut-être que pour la photographie de reportage, les photos surréalistes ou les photomontages par exemple. Et donc découvrir Verre et ombres, une photographie de 1912 du baron de Meyer, lequel capture la ramure d’un bouquet de fleurs, de chardons peut-être, ou d’une brindille de buis, en tout cas un rameau qui capte le noir de la lumière et laisse le reste à l’entour comme trouble inapproprié. Ce qui est sensible dans ce travail, c’est le caractère plastique de ce bouquet énigmatique qui grandit, peut-être depuis la grappe de raisins de Zeuxis, qui était un leurre parfait de la réalité jusqu’à une représentation difficile d’une lumière transparente et opalescente, qui garde le secret des choses.
Ou quelque chose encore de cette prise de vue de 1905 de Clarence H. White, qui montre une jeune fille/jeune femme qui ramasse des fruits, des coques ou des olives, et qui attire l’attention par le drapé de la robe blanche et duveteuse qui cristallise la totalité ou presque de la lumière de l’œuvre. Car la besogne en elle-même, ingrate sans doute, est un labeur que ne voit pas vraiment le spectateur, même s’il apprend par conséquence à connaître les rigueurs de la vie des paysans au début du XXème, le spectateur cherche le plaisir de son activité scopique, grâce à l’éclat du drapé de l’étoffe blanche et magnétique de la jeune fille.
Et la même chose pour finir, avec A ma fenêtre de Stieglitz, qui photographie New-York sous la neige en 1907. Est-ce le témoignage de la vie ordinaire de la métropole américaine qui donne du prix esthétique à notre regard, ou la neige prise dans les bois secs de l’arbre du jardin contigu et qui capte une espèce de poésie violente de cette après-midi neigeuse au milieu de la ville ? Est-ce le témoignage sur la vie des tramways, ou au-delà le travail du blanc ? Je ne sais pas. Je laisse à chacun le loisir de s’en rendre compte par lui-même en revoyant les tirages chromatiques de cette grande époque.
Didier Ayres
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