Lumière d’été, puis vient la nuit, Jón Kalman Stefánsson (par Delphine Crahay)
Lumière d’été, puis vient la nuit, août 2020, trad. Éric Boury, 320 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Jon Kalman Stefansson Edition: Grasset
Le dernier roman traduit de Stefánsson, paru en islandais en 2005, est la chronique d’une communauté villageoise des fjords de l’ouest islandais. C’est le récit de leur quotidien, mélange de faits anodins – qui ne le sont pas, ou pas seulement, puisqu’ils sont l’étoffe de leurs jours – et d’événements – qu’on ne peut qualifier de tels que par les effets inattendus et décisifs qu’ils provoquent : ainsi de certain songe en latin, qui bouleverse la vie de celui qu’il visite et change celle du village tout entier.
On retrouve dans Lumière d’été, puis vient la nuit, les thèmes des autres romans de l’Islandais : la part déterminante du hasard dans la vie humaine et l’influence des rêves ; la présence de la mort – et même des morts, en l’occurrence ; l’amour, qui est souverain mais ne peut rien contre la chair ; le désir dans toute sa puissance de bouleversement et d’abrutissement ; la quête de sens ; l’écart entre les gestes et les paroles de l’homme, et son cœur, qui « reste tapi sous la surface et n’apparaît jamais en pleine lumière » ; la violence aussi – quand une femme trompée tue une chienne et tous ses chiots.
De même, le roman met en œuvre les procédés familiers au lecteur de Stefánsson. Le narrateur, dont on n’apprend à peu près rien, parle en nous, s’incluant ainsi dans la petite société dont il est l’historiographe et dans l’humanité entière, tout en gardant une distance de témoin. Il s’adresse fréquemment au lecteur, que ce soit pour lui rappeler qu’il lui raconte une histoire, faire appel à sa mémoire ou le prendre à partie concernant ses réactions et ses pensées. Il fait ainsi figure de conteur, déroulant avec une familiarité passionnée le fil de son récit et tissant un lien intime avec ceux qui l’écoutent. Sa parole, fluide et vive, nous emmène et nous retient dans une histoire dense et foisonnante, portée par des personnages auxquels on s’attache vite – sans doute parce qu’ils nous ressemblent et se débattent dans les mêmes difficultés que nous. Il raconte les mouvements et les fluctuances des destins individuels, qu’il entremêle – souvent par le désir et l’adultère – et inscrit ces histoires dans celle du village, du pays et même du monde, de sorte que les temporalités se superposent, s’étalent et s’enroulent, dans un récit au rythme enlevé, écrit dans une langue simple, sobre et juste.
Ce narrateur formule aussi de nombreuses critiques à l’encontre de « notre époque suffocante » et de l’évolution du monde, et d’autres commentaires, beaucoup moins sévères quoique non moins lucides, sur nos errances, nos faiblesses et nos contradictions, qu’il met en lumière avec une ironie tendre et une indulgence réconfortante qui n’est peut-être pas toujours exempte de complaisance.
Ces propos provoquent à la fois l’adhésion et un léger agacement : ils semblent le bon sens même, l’expression d’évidences plus ou moins admises mais parfois oubliées ou occultées – comme « On ne perçoit le poids des chaînes que lorsqu’elles se brisent ». Il n’empêche : ce sont souvent des généralités, qui semblent parfois péremptoires ou réductrices. On y sent aussi un fatalisme qui, s’il peut réjouir – il n’a rien de sombre – peut aussi révolter. Cependant, comme le note un personnage qui semble avoir prévenu notre critique : « Nous sommes décidément très doués pour énoncer des évidences, mais ne vous y trompez pas, les mots les plus simples expriment souvent les questions fondamentales ».
C’est d’ailleurs toujours de questions fondamentales qu’il s’agit chez Stefánsson, qui nous dit encore une fois, avec justesse et ferveur, combien il est ardu de vivre – combien il est merveilleux de vivre. Il nous présente l’existence et la condition humaines dans leur totalité, leur densité et, le plus souvent, leur complexité, sans en occulter les ombres – sans en voiler les lumières. Il les rend aussi à leur caractère irréductiblement paradoxal, sans chercher jamais à l’évacuer ni même à l’oblitérer. Il accorde aussi à chaque individu, à chaque vie, une valeur identique, à la fois dérisoire et inestimable, et remet les choses à leur juste place : ce qui importe, ce n’est pas le travail, ou l’argent, ou la réputation, ni même le savoir ; non, « ce qui compte le plus, c’est une robe de velours sombre » – il s’agit là d’un lieu commun, certes, mais il ne semble pas très fréquenté, sinon en paroles. Stefánsson nous rappelle enfin que « la vie est incroyablement étrange », et la rend à sa foncière étrangeté – qui se manifeste dès qu’on prend la peine de regarder.
Delphine Crahay
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