Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, Frédéric Vitoux (par Sylvie Ferrando)
Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, Frédéric Vitoux, janvier 2020, 368 p., 22 euros
Edition: Grasset
Le titre quelque peu intrigant est issu d’une phrase prononcée, à Central Park et à un inconnu riche et malheureux en ménage, par Ginger Rogers dans le film La Fille de la 5e Avenue (1939), où l’actrice interprète une employée de bureau réduite au chômage : « Peut-être que les gens riches sont juste des gens pauvres avec de l’argent ». Au cours des dix-sept chapitres de son « autobiographie parcellaire », l’académicien Frédéric Vitoux revient sur ses années de jeunesse, au bonheur des étés passés à la villa La Girelle, dans le domaine de La Nartelle, proche de Sainte-Maxime, à son père emprisonné après la guerre à la prison de Clairvaux, pour collaboration avec les forces allemandes, alors qu’il travaillait comme journaliste au Petit Parisien. Un livre écrit en 2000 par Vitoux, L’Ami de mon père, crève l’abcès et a valu à l’auteur nombre d’inimitiés et de sarcasmes.
Vitoux évoque une famille heureuse de trois enfants, qui habite l’Ile-Saint-Louis, quai d’Anjou. « Le petit train des pignes », dernier mode de transport pour arriver à la villa provençale, a quelque chose d’une réminiscence proustienne. Sur la route des vacances, le jeune Frédéric Vitoux va apprendre à se méfier du caractère fallacieux des voyages et des mots. Des voyages parce qu’ils contribuent à « distraire » l’homme, à l’éloigner de son intériorité, de sa visée personnelle ; des mots parce qu’ils travestissent la réalité prosaïque, trahissant ainsi la perception de cette réalité, comme les « pommes mousseline » désignent de façon bien alambiquée la purée de pommes de terre. Vitoux est un homme lucide. Plus que le dépaysement, il apprécie le repaysement.
Dans ce livre, Frédéric Vitoux nous parle comme à des amis, simplement, sans détour, d’une écriture claire et fluide, dans une langue classique et précise : « Nous nous enchantâmes de ce nouveau Dublin. Sans regretter outre mesure les anciens prédicateurs d’O’Connell Street dont je ne vois pas quels citadins ils auraient pu convertir aujourd’hui, ou quel ordre religieux ou moral ils auraient espéré maintenir ». A vingt ans, avec Nicole, sa future épouse, il part à Dublin sur les traces de l’Ulysse de Joyce. La littérature est portée à son summum dans une quête de l’adéquation entre l’atmosphère d’un roman-phare et la ville qui héberge ses personnages.
L’auteur nous offre quelques réflexions sur la littérature, qu’il pratique quotidiennement, et sur le statut social de sa famille, appartenant à la classe moyenne-supérieure et pourvue d’atouts et d’ambitions. Vitoux fustige les connaissances rapides et l’apprentissage de la synthèse des préparations aux grandes écoles de commerce – « En deux mots, Céline, c’est quoi ? » : pour lui, la littérature ne consiste pas « à gagner du temps pour aller à l’essentiel mais à perdre du temps pour parvenir à l’inessentiel ». Il ne s’agit pas de clore dans une formule définitive, mais d’ouvrir l’esprit. Il moque les privilèges des classes aisées, et cette autorité naturelle reposant sur le conformisme et la désinvolture héréditaire. « Vacciné contre les illusions militantes » par « les égarements et engagements politiques » de son père, Vitoux consacre sa vie à la littérature, en marge des courants de l’époque : le structuralisme, la psychanalyse. Peu muselé par les théories de l’interprétation et l’esprit critique, le spécialiste de Céline préfère le personnage d’Œdipe au complexe d’Œdipe. Ce qui le meut, c’est le hasard, la passion, le coup de foudre, la lecture et les livres : L’Iliade, Jules Verne, Giono, Céline, et bien d’autres. Les chocs de la chance et du destin, pour Frédéric Vitoux, se sont avérés bienveillants et constructifs.
Sylvie Ferrando
Frédéric Vitoux, né en 1944, écrivain, essayiste, romancier et critique littéraire (Quotidien de Paris, puis Nouvel Observateur), est l’auteur d’essais sur Céline et sur Venise. Il publie régulièrement des romans depuis 1973, dont Sérénissime (1990), prix Valery-Larbaud, Charles et Camille (1992), Grand prix du roman de la Ville de Paris, ou La Comédie de Terracina (1994), Grand prix du roman de l’Académie française. Il est élu à l’Académie française le 13 décembre 2001, au fauteuil de Jacques Laurent (15e fauteuil).
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