Logiques des modernisations stérilisantes (par Mustapha Saha)
La décrépitude du monde actuel sonne le glas des mythologies modernistes. Le vieux néolibéralisme, fondé dans les années trente par l’américain Walter Lippmann, profitant de l’épuisement des idéologies politiques, s’empare désormais des structures étatiques pour les vider de leur substance sociale et les pervertir par la loi du marché. S’imposent des réformes drastiques, sous prétexte de modernisations incontournables, qui légitiment le partage de la société entre des masses paupérisées, servilisées par des techniques sophistiquées de manipulation médiatique et de conditionnement psychologique d’une part, et d’autre part des accumulations financières immenses, devenues ingérables à force d’être occultes. L’éducation s’organise comme une « fabrique du consentement » qui inculque l’adaptabilité, la flexibilité, la mobilité. « Pour mener à bien une propagande, il doit y avoir une barrière entre le public et les évènements » (Walter Lippmann, Public Opinion, 1922). S’évacue l’esprit critique comme vaine élucubration philosophique. D’un côté des réalités sociales chaotiques, et d’un autre côté des rationalités technocratiques déconnectées de la vie quotidienne.
Le néolibéralisme, délié de scrupules éthiques et de culpabilisations théologiques, liquide froidement l’intérêt général et le bien commun, privatise le service public et dénationalise le patrimoine. Les écarts considérables des revenus dévalorisent sans cesse la force de travail et grossissent démesurément les portefeuilles des porteurs de capitaux. Les dividendes, les stock-options, les rémunérations différées, échappent par mille subterfuges aux impositions. Les déchirures sociales se sanctionnent par les séparations spatiales. Les nantis s’isolent dans leurs propriétés provinciales. Les pauvres s’enterrent dans les périphéries urbaines.
Le néolibéralisme intervient, après la crise de 1929, comme un correctif de l’ultralibéralisme, théorisé, dès le dix-neuvième siècle, par Herbert Spencer, qui se distingue par son antiétatisme et son encensement de l’évolution naturelle comme paradigme sociologique. Mais, dans les deux cas de figure, le libéralisme, locomoteur de la révolution industrielle, est générateur de la spécialisation isolatrice, la séparation ségrégative, l’atomisation sociétale. Les sphères politiques, progressistes ou conservatrices, se conforment, avec force contorsions idéologiques, à cet état de fait. L’ordre social d’anoblissement du capital et d’asservissement du travail, instauré au dix-neuvième siècle, est considéré comme inéluctable architectonique du monde machinique. S’évacue l’initiative citoyenne et la volonté transformatrice des choses établies. La productivité, la performabilité, la rentabilité se consacrent comme vertus absolues. Un jeune diplômé d’une grande école résume : « Pour être un bon ingénieur aujourd’hui, il faut être un tueur ». Le darwinisme social débouche sur la sociobiologie, une discipline effrayante qui situe les meilleures évolutions dans les comportements prédéterminés génétiquement de l’eugénisme et du transhumanisme.
Le marché rabaisse toujours plus bas les niveaux planchers, contourne les régulations fiscales, méprise les revendications syndicales. La société de consommation s’alimente aux industries clandestines, réimplantées dans les régions éloignées. Jamais les pratiques esclavagistes n’avaient atteint une telle dimension planétaire. La mécanique néolibérale, broyeuse des corps et des consciences utilise toutes les ressources des technologies nouvelles. La société de contrôle et de surveillance exalte la puissance économique, ignore cyniquement l’indigence épidémique, s’enferme aveuglément dans son illusoire dynamique. La spéculation, sans d’autres moteurs que ses abstractions statistiques, sans d’autre finalité que l’assouvissement de la perversité ludique des élites, tourne à vide. Tout se récupère, les devises réactionnaires et les slogans révolutionnaires, tout se marchandise. Tout se commercialise, tout se monétise, tout se dématérialise. Le monde ouvert, en accélération constante, avale et digère les choses claires et les affaires mensongères. Les modernités utilitaires, à bout de souffle, s’achèvent sur les souffrances solitaires, les situations transitaires, les existences sursitaires. Les symptômes d’agonie, fructifiés par les prédicateurs de l’apocalypse, deviennent, à leur tour, sources de profits.
L’argent, de plus en plus exempté des contributions publiques, s’investit dans le jeu pour le jeu ou disparaît dans les paradis fiscaux. Le néolibéralisme exerce la guerre économique et l’autoritarisme politique comme des jeux. Les dégraissages jettent dans l’inactivité chronique de larges couches de la population. Les victimes sont renvoyées au mérite personnel. L’égalité des chances ignore les retardataires. Les chômeurs sont jugés responsables de leur chômage, les malades de leur maladie, les pauvres de leur pauvreté. Dans une société régie par la compétition, l’inégalité fait partie de la règle du jeu. Il faut bien que les meilleurs gagnent et que les médiocres perdent. S’occultent la tricherie, la filouterie, la friponnerie, tant qu’elles demeurent invisibles. Les victoires absolvent les bassesses. « La sélection des plus aptes » défendue par Herbert Spencer aboutit au culte des élites et à l’iconisation des technocraties régnantes. S’efface, dans les batailles concurrentielles, la mémoire collective des expériences acquises. Les stagiaires, les intérimaires, les vacataires défilent. Les solidarités professionnelles s’effilent. Les emplois se précarisent. Les drames se scénarisent. Les contraintes s’intériorisent. Les injonctions techniques se transforment en obligations morales. Les travailleurs s’aliènent à leur stress, normalisent leur détresse et se culpabilisent. L’idéologie sécuritaire conforme les réactions psychiques aux cadres disciplinaires. Les télésurveillances, les géolocalisations, les écoutes téléphoniques, les états d’exception, les plans Vigipirate se banalisent. Les vies privées se tamisent et se supervisent. Les comportements se robotisent.
Avec la révolution numérique, le néolibéralisme vacille dans ses tours d’ivoire, assailli sur ses flans par deux forces contradictoires, le retour en force de l’ultralibéralisme et la montée d’une citoyenneté active, travaillant sur le terrain aux transformations sociétales. Les géants de la jungle internétique utilisent leur force de frappe virtuelle pour s’emparer des forteresses réelles. Ce qui se joue à terme dépasse la rapacité des maîtres de Silicon Valley. Il s’agit de l’écroulement de la société pyramidale, qui ordonnance les gouvernances et les civilisations depuis les Sumériens, et de l’avènement d’une société transversale, diversitaire, interactive. Se réactualisent l’éthos tribal autogérant l’équivalence des compétences et des besoins.
Mustapha Saha
1) Walter Lippmann : The Phantom Public (1925). Le Public fantôme, traduction française, éditions Demopolis, 2008.
2) Walter Lippmann : The Good Society (1937). La Cité libre, traduction française, éditions Les Belles Lettres, 2011.
3) Serge Audier : Le Colloque Walter Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, éditions Le Bord de l’eau, 2008.
4) Herbert Spencer (1850) : Le Droit d’ignorer l’Etat, traduction française, éditions Les Belles Lettres, 1993.
5) Herbert Spencer (1881) : Les Bases de la morale évolutionniste, traduction française, éditions Hachette / BNF, 2013.
6) Herbert Spencer : The Man versus the State (1884). L’Individu contre l’Etat, traduction française, éditions Manicius, 2008.
7) Yvan Blot : Herbert Spencer, un évolutionniste contre l’étatisme, éditions Les belles Lettres, 2007.
8) Edward Osborne Wilson : On Human Nature. L’Humaine nature, Essai de sociobiologie, traduction française, éditions Stock, 1978.
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