Livre(s) de l’inquiétude, Fernando Pessoa (par Philippe Leuckx)
Livre(s) de l’inquiétude, trad. portugais, Marie-Hélène Piwnik, 560 pages, 27 €
Ecrivain(s): Fernando Pessoa Edition: Christian Bourgois
Le grand public découvrit pour le centenaire de la naissance du grand Portugais la première version du Livre de l’intranquillité, qui, d’édition en édition, enfla, reprenant nombre de séquences inédites.
Le titre, magnifique, rendait bien compte du parcours de ce Bernardo Soares, semi-hétéronyme.
Depuis, la malle aux 27000 manuscrits a révélé d’autres inédits, et la spécialiste Teresa Rita Lopes a ordonné la matière du Livre de l’intranquillité en trois massifs intitulés aujourd’hui Livre(s) de l’inquiétude, avec trois hétéronymes : Vicente Guedes, Baron de Teive, et Bernardo Soares. Il faut dire d’emblée que ce titre est beaucoup moins intense, et le (s) assez artificiel. L’intranquillité de penser, de vivre, de communiquer sensations et émotions, dépassait de loin la simple « inquiétude », même existentielle.
Passons.
En l’état, trois parties creusent cette « inquiétude » en trois livres.
Les styles sont différents. Il reste que l’introduction de Lopes entend que « Soares est, pourtant, le plus séduisant des trois. Son écriture ondoyante nous hypnotise et nous secoue à la fois » (p.9).
Les grands thèmes de ces « Livre(s) » se déploient : le temps, le voyage immobile, les sensations de Baixa, l’impossibilité de vivre le jour, l’écriture, les notations philosophiques, etc.
Pessoa est unique pour délivrer sur papier ses multiples vies rêvées, imaginaires ou pesamment réelles :
Suis-je parti ? Je me suis retrouvé en d’autres endroits, j’ai vu d’autres ports, je suis passé par des villes qui n’étaient pas celle-là, bien que ni celle-là ni celles-ci n’aient été de vraies villes… (…)
J’ai voyagé dans le temps, c’est sûr, mais pas de ce côté-ci du temps… c’est de l’autre côté du temps, où le temps ne se compte pas en mesures. (p.118).
Manieur exceptionnel de la sentence, du raccourci philosophique, de l’aphorisme, Pessoa sait offrir au lecteur matière à réflexion :
Ivre d’erreurs, je m’égare parfois à force de me sentir vivre (p.120).
Ou
Curieux de la vie, épions tous les murs, fatigués d’avance de savoir que nous n’allons rien voir de neuf ou de beau (p.124).
Vivre ne vaut pas la peine. Seul regarder vaut la peine. Pouvoir regarder sans vivre ce serait le bonheur, mais c’est impossible, comme c’est toujours le cas pour ce que nous rêvons (p.154).
Isolé, persuadé de ne pas être aimé ni d’être à sa place, Pessoa délivre un pessimisme de moraliste qui a vécu, senti, pesé le monde tout autour :
Que l’on m’aime est une chose qui m’a toujours paru impossible, comme si un étranger me tutoyait.
(…)
Il suffit que je veuille une chose pour qu’elle meure (pp.158-159).
L’enfance est certes un thème prégnant, et Pessoa le décline souvent entre regret lourd et réservoir de sensations mortes prêtes à revivre sous son crâne :
Je pleure sur les mauvais vers de mon enfance comme sur un enfant mort, un fils mort, un dernier espoir qui s’en serait allé.
(…)
Ô mon enfance morte ! Ô cadavre toujours vivant dans ma poitrine !
(…)
Pourquoi ne suis-je pas demeuré enfant pour toujours ?
(pp.160-161).
L’échec (sentimental, relationnel, littéraire, métaphysique, etc.) parcourt ces pages où en toute lucidité Pessoa consigne échec, destin tragique et impossibilité de vivre hors le monde du rêve :
Je reconnais aujourd’hui que j’ai échoué…
(…)
Je sais que j’ai échoué. Je savoure la volupté imprécise de l’échec comme on donne un assentiment épuisé à une fièvre qui vous emprisonne.
(pp.162-163)
La déambulation – moteur sans doute chez beaucoup de créateurs d’une matière à écrire – résonne ici comme la traversée d’un univers à la fois connu (Lisbonne, les quartiers de la Baixa, du Chiado…) et intrigant, puisqu’il faut sans cesse égrener la vie, le temps, les paysages intérieurs et urbains :
Je chemine, non par les rues, mais à travers ma douleur (p.175).
De sa fenêtre (de l’une de ses nombreuses résidences lisboètes), il regarde la vie s’écouler (c’est pour sûr le sujet aussi de Bureau de tabac de l’hétéronyme Álvaro de Campos), il décrit, il plonge en soi pour humer l’air du temps :
Si notre vie était un perpétuel se-tenir-à-la-fenêtre, si nous demeurons ainsi, comme une fumée arrêtée, pour toujours, avec toujours le même moment de crépuscule meurtrissant la courbe des monts.
(pp.182-183)
Ecrire, lire : la grande affaire.
Pessoa enregistre très souvent cette nécessaire activité de l’écrit :
Lire c’est rêver par la main d’autrui.
(p.203)
(à suivre dans un deuxième article)
Philippe Leuckx
Pessoa (Fernando), 1888-1935. Ecrivain lisboète. Sans doute l’un des quatre, cinq génies littéraires du XXe (avec Proust, Kafka, Joyce, Faulkner, Morante). Citons ses Poésies (cf. La Pléiade), ses guides (Lisbonne, ses Livre(s) de l’inquiétude, Bureau de tabac, Fragments d’un voyage immobile, Lettres à la fiancée, Mensagem ; etc. On a dépouillé une grande partie des 27000 manuscrits et tapuscrits retrouvés dans la « fameuse » malle.
- Vu : 2833