Livre d’Heures, Colette Prévost, par Murielle Compère-Demarcy
Avant-Dire (extr. de la 4èmede couverture) :
« Écrit à la manière des Livres d’Heuresdu Moyen-Age, cet ouvrage s’adresse aux amoureux des mots et du temps qui passe mais demeure grâce à l’écriture. Au rythme des planètes, il nous invite, sans recours à la religion, à l’oubli du monde matériel qui nous menace, à la méditation, au mélange des souvenirs et de l’imaginaire, à la réappropriation de soi ».
Livre d’Heures. Un « curieux » livre, un livre « curieux ». Au sens étymologique de « celui qui prend soin » (cura) et de ce qui se démarque des agendas communément poursuivis. Un livre curatif donc, dont la force d’attaque, a contrariodouce, investit le cours de notre vie comme une fugue de Bach en une nuit éclaireuse. Un livre qui nous invite à prendre ou maintenir le cap d’une vie quotidienne éloignée des séductions matérielles – ces leurres dont il faudra, pour véritablement vivre, nous déprendre –, touchant au sens de nos vies par le voyage intérieur spirituel qu’il nous fait entreprendre, en direction du monde et des autres. Livre de navigation au cours apaisé, hissant pavillon humble sur des eaux tranquillisées, dans l’envergure (re)trouvée de l’insolite et du recueillement. Livre à la force de frappe comme un réveil, amortie par l’onde bienveillante des mots, dans le mouvement et la mouvance des Heures déclinées en autant de lieux/moments méditatifs où se construire en continuant de grandir, d’accueillir le souffle du mieux vivre.
Chaque moment de la journée constitue un topos allégorique, en écho à des heures de sensibilité et de perception du monde propres à chacun mais correspondant à un ressenti collectif. Ce livre nous aide à percevoir au plus près de notre sensibilité, avec un supplément de spiritualité, ces ponctuations temporelles quotidiennes qui s’écoulent et nous façonnent.
La dévotion (le don de soi aux autres, dans une altérité conviviale et généreuse) se donne dès les Matines : « à l’Heure de l’écart » sonne le tocsin de soi pourtant, pour se retrouver dans « la féérie(d’un) moment » au contact d’une altérité plus proche de nous si nous y accordons notre attention, si nous y regardons bien, à l’écoute authentique des autres, de semblables avec nous rassemblés et formant communauté (dans le récit : « trois générations aux connaissances diverses mais aussi d’innocence perdue, chacun par degré et pas forcément par tranche d’âge… »). Colette Prévost nous offre d’entrée le récit d’une rencontre plurielle, ressource réelle, en un temps donné pourtant voué d’ordinaire au retrait puisqu’avant l’aube, où tout se tient encore dans le demi-sommeil, non encore secoué par les bruits touchant les premiers rayonnements du jour. Ceci est symbolique : même « à l’Heure de l’écart » notre cœur porte sa part d’écoute vers l’autre, dans l’intention, dans l’attention silencieuse ou doucement esquissée comme un premier éveil à l’Autre, dans un halo « des pensées bleues », étrange mais lumineux. Le Livre d’Heuresretrouve la source originelle en commençant sa ronde évolutive des jours par la provende nourricière des rencontres – initiatiques car toujours recommencées pour agrandir son cercle / sa quête existentiel(le)s ; décisives ; de l’« empyrée »au zénith jusqu’à l’« escalade »et vice versa, où jouer sa peur et « la peur de la peur »dans notre ascension continuelle et perpétrée vers l’inconnu. Une musique envahit, sous-tend, berce et soulève le vaste mouvement cosmique de tout cela, les êtres frémissent, « des haleines vives et tièdes » se réveillent, des pierreries regardent et des ailes se lèvent comme à l’Aube rimbaldienne et la musique, sorte d’océan liquide dont est saisi le lecteur, nous emporte au cœur du Livre des heures, de la Mémoire, palpitantes au bord de nos mains orantes tout au désir d’appréhender, de toucher, comprendre (prendre avec soi) le monde en ses résonances alentour.
« (…)Bach, lenteur somptueuse, lac qui s’engourdirait jusqu’à la roideur du miroir s’il n’y avait le mouvement repris, un dégel printanier dans la fluidité ondoyante jusqu’au jaillissement soudain d’une source… Recevoir le message intelligible d’une goutte d’eau. Baptême ou joie païenne à l’état pur. Un ailleurs éprouvé dans mon corps, coïncidence d’un endroit et d’un envers quand reprend l’écoulement nonchalant jusqu’au nouvel engourdissement… Ondulaient les ruissellements sur ma peau, les fourmillements sur la nuque jusqu’aux légers picots qui vont s’essaimer dans les lombes par le ruisseau vertébral. L’eau ruisselle de nouveau, entraînant des esquilles d’écorce, des pétales de lumière, des boucles de lichens, des cheveux d’herbe épars. Insaisissable. Une fuite perpétuelle.
Tout cela grouille, se dénoue et se trouble de nouveau pour s’ensevelir, et encore ressassé, altéré, épuisé, à peine identifiable. Une ligne unique où les yeux ne vont plus, où toute évocation se fige jusqu’au réveil du prochain phrasé : le lac, le ruisseau, les écorces, les pétales, les lichens, les herbes…
Accourent alors certains mots. D’où viennent-ils ? Rien ne répond à cette question, sinon qu’ils semblent tournoyer… un tourbillon inattendu (…) ».
LeLivre d’Heuresdéroule pour notre écoute consentie et apprenante la partition musicale organique du monde dans lequel nous vivons, avec lequel nous cohabitons, mondes de chair et d’esprit nous-mêmes respirant à une altitude aérée – aération donnée par nos regards bienveillants, le souffle de l’esprit, la tenue raisonnable et généreuse d’une sensibilité accordée à la polyphonie universelle.
À travers l’écoulement des heures, comme une clepsydre file la métaphore des horloges biologiques, ponctue la toile de fond de ce livre prenant le temps dans le cours fluide, ondoyant, clair de son écriture. L’Autre et l’ailleurs intercèdent continuellement dans la conscience de l’auteur qui réconcilie l’univers en la totalité de ses partitions et de ses hôtes, passagers ou sédentaires (humains, animaux, végétaux, éléments cosmiques). La réappropriation de soi face au vacarme subi dans la vie courante passe par notre rapport revisité au monde, par l’écoute du sensible et des esprits dans une dimension du sacré qui donne tout son sens au réel habitable. Cet accord symphonique s’orchestre tout au long des vingt-quatre chapitres correspondant aux vingt-quatre heures du jour jouées sur les cordes lyriques et vibrantes de nos émotions nourries par la structure ardente de l’esprit. Valse,fugue, adagio, mélodie, polonaises de Chopin, mazurkas, menuets de Mozart, variations, … se rythment au gré des palpitations, des vibrations, … Les temps s’enchevêtrent, comme les Heures, les pensées et les corps, rêves et décor, temps suspendu, flottant durant les Matines et les Laudes, temps onirique, pensées fluctuantes, rêveuses, vaporeuses, réfléchies, spéculatives, contemplatives…
L’ombre d’une présence s’inscrit toujours en filigrane des pages du jour ouvertes comme un livre sur la fébrilité du monde, et c’est bien parce que celui-ci est tenu à distance pour mieux l’appréhender que ses moindres notes de source vive résonnent avec tant d’amplitude dans l’envergure des vagues ou envols du texte. Cette présence se ressent dans une ressemblance (« près demoi, dans l’herbe qui nous noie, un homme me ressemble (…) », ou s’introduit à pas de loup derrière les visages (« Avait-il deviné ce visage(…) qui me poursuit et auquel je refuse de ressembler ?) ou se projette dans une déambulation dans l’espace : « Contre-jour et contre moi. Gris. Et à chaque gris de nuit sur le mur de ma chambre, qui n’est jamais noir, je déambule en pensée dans la maison,(…) » ou laisse apparaître un alter ego dans une dormance comme en ont les fleurs, où les « veilles matinales » nous situent dans cette zone intermédiaire entre songe et réalité : « je me vois couchée en position fœtale(…) Ce corps pourrait être celui d’une adolescente(…) je m’allonge contre elle(…) ».
Ce voyage dans le temps que constitue le Livre d’Heureset l’inscription en filigrane des êtres, des présences, qu’il opère dans l’espace repoussent des limites contraignantes du réel pour rejoindre le temps onirique non chronophage, extensible au gré des désirs, des pensées, des rêveries : « le temps onirique est (…)sans frontière ». Le temps chronophage (« l’Heure d’Ecce Homo ») est mis entre parenthèse pour nous inciter à une réappropriation de soi signalée par l’auteur dans le « Prologue ». Le livre de Colette Prévost nous achemine vers un « temps retrouvé » après être parti avec ses lecteurs à la recherche du « temps perdu ».
Mise en abyme même de l’acte d’écrire. Son « Heure magnétique » ou son « Heure de l’oracle », d’ailleurs, ne se déchiffrent-t-elles pas dans des pans du texte (« portes du ciel ») comme des clefs ouvrant au fluide magnétique connu dans le processus créatif et le mystère de l’écriture ?
« Une flaque d’eau gelée. Une parole faufilée à l’ourlet des feuilles,
filigranes soudés aux brins d’herbe dans le miroir pétrifié. Une
parole endormie. Prise dans le songe des choses à naître.
Quel présage dans le secret des anneaux nacrés, du scintillement
des gemmes, fils arachnéens, frises d’échardes, draperies ankylosées
plis adamantins en éventail, volutes opaques ?… avant le sacrilège
d’un pas inconsidéré sur la flaque de ces astres impassibles. Comme
un œuf se briserait dans la main maladroite. Comme le feu écartèlerait
une bûche. La fracture probable, l’illusion, les pensées succombent.
Nudité de l’instant.
(…)
« Au centre de cette manière d’idéogramme, aucun indice.
(…)
Les lèvres bleuies de la sibylle restent closes telle la chair d’une rose
saisie d’hiver, vitrifiée dans sa perfection, nature de pierre jusqu’à
la douceur pourrissante d’un souffle tiède. Les pierres, croit-on,
sont silencieuses.
(…)
Les lèvres bleuies de la sibylle restent closes comme un défi à nos
sens atrophiés. Elle réprimera son mystère tant que ne serons pas
dignes de sa parole.
Dans son livre magnifique, Le Jardin des Morts, Marc Blanchet écrit :
« La langue fait l’effort de l’arbre, relie le ciel à la bouche d’ombre ».
De la force infinie de l’arbre, terrestre et aérienne, de sa mesure, de
de sa constance, pourra-t-on encore prendre l’exemple ? »
L’atout de ce livre est de pouvoir être ouvert à n’importe quelle Heure choisie par le lecteur. Ainsi que le note l’auteur, Colette Prévost, dans le Prologue, « chaque heure porte sa méditation, àlire suivant le fil, ou au gré de ses envies ». Beau livre d’éveil de nos perceptions vers plus d’humanité, de recueillement, il trouvera place à nos chevets, dans chacune de nos bibliothèques vivantes, sur soi dans le déroulé de nos routes entrecroisées sur une terre d’accueil et de partage.
Murielle Compère-Demarcy
Livre d’Heures, Colette Prévost, Éd. Fondencre, coll. Récits et fictions, 2017, 119 pages, 16 €
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