Identification

« Littérature, théorie littéraire et démocratie ». Entretien avec Alexandre Gefen (par Haytham Jarboui)

19.06.24 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

« Littérature, théorie littéraire et démocratie ». Entretien avec Alexandre Gefen (par Haytham Jarboui)

 

J’ai rencontré le 3 juin 2024 Alexandre Gefen (*) entre deux conférences à l’Hôtel Le Carlton à Tunis pour l’interviewer. Il a accepté de répondre à mes six questions autour de l’idée de réparation, du rapport entre littérature et démocratie, la théorie littéraire et l’avenir de la littérature à l’ère de l’IA.

 

H. Jarboui : Vous soutenez, dans votre essai Réparer le monde, La littérature française face au XXIe siècle, que la réparation est l’une des vertus et des finalités de la littérature. Vous écrivez d’ailleurs dans votre introduction : « La littérature contemporaine se confronte au monde, non en voulant le changer ou s’en extraire, mais en cherchant à en penser ce qui ne peut être pensé que par la littérature » (1) et vous ajoutez qu’« [elle] a l’ambition de prendre soin de la vie originaire, des individus fragiles, des oubliés de la grande histoire, des communautés ravagées, de nos démocraties inquiètes, en offrant au lecteur sa capacité à penser l’impératif d’individuation, à faire mémoire des morts, à mettre en partage des expériences sensibles ou à inventer des devenirs possibles » (2).

Cette ambition de la littérature française contemporaine loin de l’idéal marxiste – chez Sartre en l’occurrence – ne serait-elle pas assez excessive ? Dans quelle mesure la littérature française contemporaine parviendrait-elle à tout réparer, notamment dans le contexte actuel ?

 

A. Gefen : Mon travail ne consiste pas à dire si l’entreprise de réparation marche, si la littérature transforme vraiment le monde. C’est extrêmement difficile de savoir ce que la littérature fait à la réalité. On peut avoir quelques témoignages qui sont des témoignages individuels de lecteurs ou d’écrivains. Mon travail est d’examiner les discours sur la littérature. Je ne prends pas position sur ce qui serait l’essence de la littérature, l’essence réparatrice, ou au contraire l’essence de subversion, de déstabilisation. Je m’intéresse à la manière dont les gens s’y réfèrent. Quand je parle de littérature réparatrice, j’observe de très nombreux écrivains, de très nombreux lecteurs, de très nombreux critiques qui ont utilisé ce vocabulaire médical, ce vocabulaire thérapeutique, pour décrire la littérature, ou parfois, comme Philippe Forest, pour récuser le pouvoir réparateur de la littérature. Il s’agit vraiment de ces conditions de décrire les discours plutôt qu’une essence de la littérature.

 

H. Jarboui : La notion de réparation que vous employez a en revanche ses limites, notamment épistémologiques, comme le soulignent pertinemment Maïté Snauwaert et Dominique Hétu dans un article (3). Elles font remarquer que ce champ est encore nouveau, et le concept n’est pas tout à fait stable et fixe, d’où sa fragilité.

 

A. Gefen : On peut faire une critique de gauche du concept de réparation qui consiste à dire que réparer le monde c’est refuser de changer, refuser la révolution, refuser la transformation. Réparer le monde serait juste un retour en arrière comme le signifie le préfixe “re”. Cette idée de restauration et de réparation est effectivement attaquée par une certaine critique de gauche, en avançant que le concept vient des États-Unis, c’est-à-dire d’un monde libéral, où on a renoncé à transformer le monde. Cela est peut-être justifié dans le contexte anglo-saxon où on demande effectivement à la littérature de prendre la place d’un État qui n’est plus là, d’un État qui n’est plus conçu comme protecteur, et on substitue à la communauté, à l’État, le rôle des écrivains et de la lecture. On peut par ailleurs parfois trouver un peu dérisoire les réparations qu’on peut faire par rapport à la question du deuil et de la misère sociale. La littérature n’est pas forcément efficace. On peut aussi formuler une critique qui viendrait plutôt de la droite littéraire, consistant à dire d’une manière importante que la littérature doit nous mettre à distance du monde, qu’elle nous en protège. De ce point de vue, on peut critiquer cette vision politique de la littérature réparatrice, en faisant remarquer, selon un principe qui est un peu aristocratique, que la littérature est un usage individuel, élitiste, du langage, et qui n’a pas à être mis au service d’objectifs aussi techniques : réparer, c’est réparer une voiture, et le mot a des connotations très techniques. Ce concept a donc pu être attaqué des deux côtés de l’échelle politique pour des raisons qui sont à chaque fois intéressantes.

 

H. Jarboui : J’ai écouté récemment sur YouTube votre conférence « Littérature et injustice » que vous avez donnée dans le cadre de soixante-quatrième conférence annuelle de la société des études françaises à Newcastle University. Dans cette conférence, vous dressez un large panorama des romans contemporains qui représentent l’injustice. J’ai également lu votre article « Théorie du droit et théorie littéraire » où vous expliquez le rôle et les enjeux du jugement (en vous appuyant sur la théorie du droit) dans la littérature. Vous écrivez que : « l’imputabilité juridique de l’œuvre d’art, comme le caractère textuel de la loi et celui, rhétorique, de l’argumentation, favorisent non seulement l’usage de la littérature pour philosopher sur le droit et le recours au droit pour régenter la littérature, mais l’échange de métaphores et de procédures entre droit et littérature, dans un contexte où le critique littéraire comme le théoricien se plaisent à bénéficier de l’aura d’autorité qui accompagne l’ordre judiciaire » (4). Cette mise en perspective de la littérature et du droit (low & literature) est toujours stimulante et actuelle. Quelle est la mission du droit pour éclairer la littérature et, inversement, quelles vertus la littérature peut-elle apporter pour faire progresser le droit ?

 

A. Gefen : Il y a plusieurs sortes de réparations, et il y a un type de réparation très particulier qui est la manière dont la littérature interagit avec le monde de la justice conçue dans un sens très général, c’est-à-dire la justice à l’égard des dominés, la justice à l’égard des peuples colonisés, la justice à l’égard des autres espèces humaines. Il s’agit dans ce cas d’une réparation très générale, mais il y a une forme beaucoup plus précise, beaucoup plus concrète, qui m’a intéressé à plusieurs reprises dans mes recherches. D’abord, la réparation est appréhendée par la manière dont la littérature vient accompagner et compléter le travail de la justice, la justice en tant qu’institution, d’où son positionnement par rapport à la question du droit. La littérature vient souvent réparer des injustices qui sont celles de procès ayant injustement condamné quelqu’un. Elle vient dénoncer le fonctionnement du droit, s’inscrivant ainsi dans une vieille tradition en France depuis le siècle des Lumières, en promouvant une justice indépendante, coupée de la religion. Il y a toute une littérature qui va défendre les droits humains depuis Victor Hugo, qui a lutté contre la peine de mort, jusqu’à aujourd’hui. Simplement, dans le champ contemporain, cette littérature se manifeste notamment par la volonté de reprendre des affaires judiciaires, considérant que certains procès ont été injustes. Mais, à côté de cela, il y a aussi une littérature qui vient parler de zones dans lesquelles le regard humain a besoin d’un éclaircissement par rapport aux droits, et c’est la manière dont certains écrivains essayent de réfléchir de grandes affaires judiciaires, à des grands procès. À cet égard, Emmanuel Carrère et Yannick Haenel ont parlé – et ils n’en sont pas les seuls – des procès de l’attentat terroriste ayant eu lieu en 2015, des procès qui se sont déroulés l’année dernière, en novembre, et ont essayé de réfléchir au fonctionnement de la justice. Il s’agit véritablement d’une analyse de la justice, et c’est dans ce sens que la parole littéraire complètera en fait la parole judiciaire. Il existe un autre espace d’interaction entre droit et littérature lorsque les écrivains essayeront de remplacer une justice qui est jugée défaillante, comme c’est le cas particulièrement des injustices à l’égard des femmes ces dernières années. D’ailleurs, dans le mouvement #MeToo, vous avez non seulement toute une série de revendications médiatiques, mais également des textes littéraires qui dénoncent les violences faites aux femmes, les abus sexuels des prédateurs, comme le dénonce Vanessa Springora dans Le Consentement en s’en prenant à Gabriel Matzneff, les violences liées à l’inceste, comme le dénonce Neige Simo dans Triste Tigre. Vous avez donc un discours qui va essayer de démontrer qu’il faut augmenter le droit, pour mieux protéger les femmes, les enfants victimes de violences sexuelles, d’où l’importance de la littérature grâce à laquelle il y a eu plusieurs évolutions du droit pour protéger notamment les enfants contre l’inceste, et permettre aux femmes violées de pouvoir se retourner plus facilement contre leurs agresseurs. Dans le souci de faire évoluer le droit, des textes de Camille Kouchner, de Vanessa Springora, de Christine Angot, ont été maintes fois cités à l’Assemblée Nationale par les législateurs, comme étant la preuve de l’importance des problèmes qui sont ouverts par la littérature.

 

H. Jarboui : Pour décliner cette relation entre littérature et droit, l’on peut aborder aussi la question de la démocratie qui est inhérente, me semble-t-il, au roman, et il existe plusieurs travaux qui abordent le couple littérature/droit. Je me réfère d’ailleurs à un ouvrage que vous avez dirigé avec Frédérique Leichter-Flack, « Livres de voix. Narrations pluralistes et démocratie ». Si j’ai bien compris en lisant quelques articles disponibles sur Fabula, il s’agit d’une proposition de redéfinir le roman démocratique ou, selon les mots de Nelly Wolf, « le roman de la démocratie » par le critère de la multiplicité des voix et la mise en avant de la voix du peuple, ce qui renvoie par ailleurs aux travaux de Jacques Rancière. Est-ce que cette notion de polyphonie permet à elle seule de définir le roman démocratique ?

 

A. Gefen : J’ai consacré un livre d’entretien qui s’appelle La littérature est une affaire politique (5). Je ne sais pas si la littérature en soi a le pouvoir d’établir la démocratie, mais ce que je vois est que de très nombreux écrivains considèrent qu’écrire est une participation à la démocratie, soit parce qu’ils ont, selon l’expression de Jean-Paul Sartre, un pouvoir de dévoilement, parce qu’ils ont montré à la société ce qu’elle ne veut pas voir, c’est-à-dire les discriminations, les injustices que la société occulte, soit parce qu’ils considèrent que le roman, par sa capacité à mettre en forme le pluralisme des voix, la polyphonie sociale, selon la vieille thèse de Mikhaïl Bakhtine, est capable de mettre en place les différents conflits qui agitent une société. De ce point de vue, la démocratie s’étend dans la littérature qui devient un espace de résolution des conflits et des conflictualités, où l’hétérogénéité du corps social peut se faire entendre. Les expressions privilégiées de cette conflictualité sont ces conflits de normes, d’idéologie. Le roman démocratique est un roman choral ou polyphonique. Je mentionne à ce titre le travail D’Arno Bertina qui met en scène une grève (6) avec la parole des ouvrières d’un côté, et la parole du ministre et la parole des CRS de l’autre côté. Sous cet aspect, la littérature permet de confronter, de l’intérieur, des points de vue, et participe non seulement du journalisme, en documentant le réel, mais de la discussion et de la résolution des conflictualités.

 

H. Jarboui : La question de la théorie littéraire est à cet effet très cruciale, soit quand elle permet de comprendre, soit quand elle se transforme en un outil d’intervention. Je pense à un ouvrage récemment paru aux éditions La Fabrique, L’ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ? de Florent Coste. J’ai été interpelé par l’intervention de Julia Kristeva sur les ondes de France Culture pour parler de ce qu’est une époque théorique (7), où la théorie est récusée. À votre avis, que peut encore la théorie littéraire, et qui a peur aujourd’hui de la théorie littéraire ?

 

A. Gefen : La théorie littéraire des années 1970 était étroitement liée au marxisme, et ce n’est pas exactement le même programme que celui de Florent Coste à La Fabrique, même si celui-ci s’interroge de manière critique sur le néo-libéralisme. Toutefois, on peut peut-être trouver des points communs dans la manière dont la théorie littéraire permet de défaire les points de vue dominants, dans la manière dont la théorie littéraire permet de justifier les modalités d’action de la littérature sur le réel et de comprendre la manière dont les écrivains vont subvertir le langage.  Ce sont des formes d’action de la littérature sur le monde qui viennent relayer les théories littéraires, non pas comme une philosophie générale de la littérature, mais comme une manière de mobiliser la littérature au profit d’une action.

 

H. Jarboui : Cette dernière question touche à l’écriture au sens fort du mot, au sens philosophique dans le contexte où nous ne nous servons plus de la main pour écrire, où la main est remplacée par la machine et, désormais par l’IA. À cet égard, Martin Heidegger pense, dans Parménide, que « dans l’écriture manuscrite, le rapport de l’être à l’homme, à savoir la parole est inscrit dans l’étant lui-même » (8). Il ajoute aussi que « lorsque l’écriture fut arrachée à son origine essentielle, c’est-à-dire à la main, et lorsque l’acte d’écrire fut transféré à la machine, une mutation est advenue dans le rapport de l’être à l’homme » (9). Que pensez-vous de cette réflexion surtout que la disparition des manuscrits, donc un marché, puisque les manuscrits font l’objet des ventes aux enchères, des études génétiques aussi ?

A. Gefen : La critique de Heidegger, qui est un philosophe très suspect de la technique, est bien connue. Elle vient d’une très longue tradition qui remonte à la manière dont Platon s’inquiétait de l’avènement du livre comme technologie de la mémoire, et préférait la parole vive. La critique d’Heidegger se poursuit par de très nombreuses critiques des technologies liées à la numérisation de la société, à la conversion de nos activités, de notre vie sociale dans des interactions numériques. C’est une critique qu’il faut absolument penser, qui nous est nécessaire, même si Heidegger est un philosophe très suspect. Néanmoins, il me semble que la dimension très nostalgique qu’il y a dans la philosophie heideggerienne, du rapport à la main et du rapport à l’objet, est quand même un petit peu surannée, d’autant plus que l’écriture mécanique s’est imposée depuis le début du XXe siècle. On écrit sur des machines à écrire depuis longtemps et Nietzsche en avait déjà une très belle. Je ne pense pas que cela change en soi la manière dont la littérature s’écrive. En tout cas, c’est une composante d’une évolution du genre littéraire. Je ne pense pas qu’il faille imaginer une fin de la littérature avec le devenir technologique, de l’intelligence artificielle et l’omniprésence d’Internet dans nos vies. Je crois que la littérature, le travail sur le langage, qui est la manière dont nous nous rallions fondamentalement au monde et aux autres, le fait d’en maîtriser les codes, de jouer avec les codes de la communication, le fait de les approfondir, le fait d’essayer de donner une forme esthétique à ces codes, de les déployer pour être capable de saisir la complexité, la finesse, la densité, l’intensité du monde, continuent à opérer. Notre rapport au monde est médié par le langage et nous avons en fait besoin d’artisans et d’artistes du langage pour nous permettre d’approfondir notre rapport à nous-mêmes et notre rapport au monde. ChatGPT nous montre bien à quel point le langage nous permet de connaître et de comprendre le monde. Je crois que c’est une preuve extraordinaire de l’importance qu’il y a de pouvoir maîtriser la langue. Je ne crois pas à l’idée de la mort de la littérature, même si, évidemment, dans l’économie de notre temps libre, de notre attention, dans la manière dont les différentes formes expressives se placent, tantôt dans les séries, tantôt dans le cinéma, tantôt dans les romans, il y a toujours des déplacements qui se produisent et qui poussent à être un acteur culturel de la création artistique et linguistique qui est en constante évolution.

 

Haytham Jarboui

 

(*) Alexandre Gefen est critique et historien des idées littéraires, essayiste, directeur de recherche au CNRS et fondateur du site Fabula. Il interroge depuis plusieurs années la littérature contemporaine et il a publié plusieurs essais, dont L’Idée de la littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention (éd. Corti, Coll. Les Essais, 2021), La littérature est une affaire politique (L’Observatoire 2022), Réparer le monde, La littérature française face au XXIe siècle (éd. Corti, 2017), et Vivre avec ChatGPT (L’Observatoire, 2023). Il a dirigé et co-dirigé plusieurs ouvrages notamment La non-fiction, un genre mondial ? avec Philippe Daros et Alexandre Prstojevic (Peter Lang, Coll. Compara(i)son, 2021), Le pouvoir des liens faibles, avec Sandra Laugier (CNRS Éditions, 2020), Empathie et esthétique, avec Bernard Vouilloux (Hermann, 2013). Son dernier article en date s’intitule : Le récit de soi et ses contraintes, paru dans les actes du colloque, ouvrage dirigé par Frédérique Leichter-Flack et Emmanuel Bouju.

 

(1) Alexandre Gefen, Réparer le monde, La littérature française face au XXIe siècle (p.10, José Corti, Les Essais, 2017)

(2) Ibid.

(3) Maïté Snauwaert, Dominique Hétu (2018), Poétiques et imaginaires du care, dans temps zéro, nº12 [en ligne]. URL :

http://tempszero.contemporain.info/document1650

[Site consulté le 25 novembre 2023]

(4) Alexandre Gefen, Théorie du droit et théorie littéraire, dans Imaginaires juridiques et poétiques littéraires, Anne-Marie Luciani, Catherine Grall, Presses Universitaires de France, 2013 (hal-01624130)

(5) Alexandre Gefen, La littérature est une affaire politique, Éditions de l’Observatoire, Hors collection, 2022

(6) Alexandre Gefen parle du roman Des châteaux qui brûlent (éd. Verticales, 2017)

(7) Avec philosophie [podcast], [2024], présentée par Géraldine Muhlmann, Julia Kristeva (invitée), L’œuvre qui bouscule la littérature, épisode 4 : Qu’est-ce qu’une époque théorique ?, 3 mai 2024, URL :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/qu-est-ce-qu-une-epoque-theorique-1205000.

(8) Martin Heidegger, Parménide (trad. allemand, Thomas Piel), Gallimard NRF, 2011, p.139

(9) Ibid., p.140



  • Vu : 1122

Réseaux Sociaux