Lisianthus Fragments, Sylvie Marot
Lisianthus Fragments, éd. La Crypte, coll. Les Voix de la Crypte, 2015, 70 pages, 12 €
Ecrivain(s): Sylvie Marot
Une poésie aux touches d’estampe et d’une tonalité nippone déploie ses hybridations au pays de ce Lisianthus, aux ramifications variées et d’auxiliaires tels des oiseaux, abeilles et papillons.
Le récit d’une perte – celui de l’être cher encore aimé, parti explorer d’autres rives, d’autres lèvres ? – court au long de cette écriture fragmentaire émaillée sur le fil d’appels tout en poésie, comme pour recharger le courant des sentiments, réamorcer l’ouverture des écluses pour le partage à retrouver d’un amour déserté par l’être aimé. Car, « Perdre cet amour, c’est ne plus avoir de lieu où aller. C’est se perdre en route. Les lendemains s’évanouissent. Les promesses expirent. Les enchantements s’éteignent ». Alors, pour parer au vide du canal, à « l’eau stagnante noire », la poésie gicle par bribes d’une reconquête que la narratrice sait d’avance perdue peut-être, mais la poésie gicle par jets intermittents, analogues à ces fleurs coupées dont les bouquets donnent au cœur et au creux d’instants éphémères parfumés, un lieu d’éternité et de liberté, pour ne pas sortir et ne pas s’enfermer dans « l’aporie » de soi-même.
« La veille, elle s’était promis de ne plus lui écrire, encore. Encore, elle lui écrit un poème : le vent ramène les cordes de viole / et ses polyphonies / pleureuses et heureuses / étendre mes peines / s’éventent les larmes silencieuses / s’évapore l’humidité ambiante / s’assèche la cornée / atteindre tes peines ? / le vent ramène les cordes de viole / et ses suites / suintantes et sublimes ».
L’amour en allé comme fleur fanée rallume l’incandescence de l’incendie. La charge des couleurs afflue, déborde la tristesse, emplit la palette du décor, au cœur à corps accrochés au vertige de la chute prête de se saborder dans la jetée dans le vide, encore accrochés cependant sur le bord – sur le bord du regard poursuivant sa quête d’un monde encore à voir, sur le bord de la page continuant d’inscrire ses notes du vertige. « Feu, notre amour ? Notre amour feu ? Incendié et incandescent ».
« Rouge. Couleur du coquelicot et du sang. Couleur primaire. Rouge d’alizarine, amarante, rouge d’Andrinople ou de Mars, rouge anglais ou turc, rouge d’aniline, rouge Bismarck, bordeaux, bourgogne, brique, capucine, cardinal, carmin, cerise, cinabre, corail, corallin, cramoisi, écarlate, écrevisse, empourpré, érubescent, flamboyant, fraise et framboise écrasées, garance, grenade et groseille écrabouillées, incarnat, nacarat, passe-velours, ponceau, pourpre, pourprin, queue-de-renard, rougeâtre, rougeoyant, rubescent, rubicond, rutilant, sang de bœuf, sanguine, senois, tomate, tomette, vermeil, vermillon.
Assise sur un banc isolé, elle regarde tour à tour la tour Eiffel et le Sacré-Cœur s’ombrer et s’embraser dans une alternance aléatoire. Elle repense au jour où elle l’a aimé la première fois. Du moins le jour où tout a commencé, où il lui a dit de façon inconséquente qu’il lisait sur ce banc. Pourquoi cette simple phrase a ouvert en elle une béance ? Était-ce parce qu’elle était quelques instants plus tôt assise sur ce même banc, sereine ? C’était avant que tout s’embrase puis sombre ».
Les poèmes-éther de la narratrice « se retiennent à l’air » comme on se raccroche à une brise légère qui vous allège et vous laisse vous tenir à l’éveil sur la pointe d’un épi, d’un pliage d’origami, d’un brin d’herbe où affleurent encore le sens et le goût des jolies choses, d’une « déhiscence » – « (…)soustraire le noir pour créer une forme de vie (…) ». L’amour abandonné trace ici ses métamorphoses, augures d’anamorphoses, en hybrides bijoux de rêves bien réels, sortis de l’imaginaire enfantin et de microcosmes végétal, animal bougeant autour de nos existences, en délimitant le contour, par là attestant et nous assurant que nous sommes bien vivants, malgré « la douleur intérieure », ne serait-ce que par l’accord qu’elles nous offrent de leur simple regard. La vie grouille et gravite autour de ceLisianthus, formes hybrides fleurs coupées membres préhensiles touchant de leur monstruosité d’être improbable la froideur du sol, des tentacules d’étoiles brisées dans l’espoir tombé des cieux autrefois rien qu’une fois rêvés. L’amour abandonné s’abandonne à la ligne de fuite sans support d’un espace orienté par le millimétré des géométries même variables ; s’abandonne au non-lieu, au démembrement de soi, au délitement du monde autour de soi. « Station Stalingrad. Elle tient. Les choses comme les gens deviennent flous. Elle ne tient plus. Elle s’assoit. Elle clôt les paupières. Les ouvre et le trop-plein lacrymal déborde ». La rencontre dans le métro d’un regard de secours devient geste tendu de l’autre vers soi renversé – un mouvement de bienveillance vers une prostration repliée sur son silence sa souffrance une totale asthénie – « un paquet de mouchoirs en papier » – buvards-origamis des larmes – pour essuyer le trop-plein lacrymal.
L’amour abandonné, abandonnée par l’amour – tout se dévisse, comme elle, tout doucement, comme si la narratrice se laissant glisser, captait à présent au vif, de son épiderme soudain douloureusement hypersensible, les moindres pressions les moindres flux, afflux, les moindres secousses âpres, rugueuses du monde. Une mue s’opère, une autre peau se forme, une sensualité d’un nouveau sang, d’encre et de papier, de second souffle, semblent prendre possession d’elle, « elle sent toute l’emprise de son corps ». Il lui faut reprendre les contours du monde et de soi, redessiner les formes, prendre appui sur les racines du sens, le sens de ce qui fut et restera enraciné.
La vie, dans ses miroitements éclaboussures lueurs brumisations de sens confondus, depuis ses zones infimes de saveurs, zestes vibrionnaires et zestes de fraîcheur, semble tourbillonner et redorer ses effluves pour redonner goût à l’existence, à celle qui avait « perdu la gourmandise », dessiller les yeux obstrués par la souffrance, redonner formes aux couleurs, juteux jusant aux lignes de retrait, aux laisses à ne pas abandonner sous les marées de notes noyées.
L’amour abandonné épluche la vie jusqu’à la pulpe jusqu’au vif de la chair comme un fruit, un agrume, le cœur en sanglots prêt d’éclater en lambeaux de corps pelé, en strates d’un silence mordu sur le bord du cri.
Lisianthus se lit, parce qu’il s’est écrit ainsi, sur le bord / du bout des lèvres, tout en délicatesse, à fleur des mots, le cœur amoureux délaissé à fleur de peau, portant la douleur exsangue du corps figé en friche. Là où ça fait mal, encore et dans le corps. Là où ça crie encore.
Enrobé par la douleur d’avoir été délaissé, abandonné, l’amour ici est phasme, et la poésie, phosphorescence d’astres filant avec douleur et extrême sagesse diaphane délicatesse (tel un nénuphar lotus long poème / estampe japonnaise / « jolies images peintes : Le Corsage rayé d’Eduard Vuillard, Intérieur avec une jeune femme vue de dos de Vilhelm Hammershѳi, Le Portrait de Gerti d’Egon Schiele, L’ange anatomique de Gautier-Dagoty, l’Enfant au pâté de sable de Pierre Bonnard ») le « poème posthume aux promesses amoureuses ».
Murielle Compère-Demarcy
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