Lire écrire vivre, Christa Wolf
Lire écrire vivre, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, janvier 2015, 200 pages, 17 €
Ecrivain(s): Christa Wolf Edition: Christian Bourgois
Avec Lire écrire vivre, les éditions Christian Bourgois offrent de l’œuvre de Christa Wolf des textes jusqu’alors inédits en traduction française. Le titre indique à lui seul le rôle essentiel, existentiel accordé à l’activité scripturale, littéraire. Du Lire et de l’Écrire découle une densité du Vivre engagé corps et âme dans une transformation, une reformulation du réel, sans cesse reconduites et inédites dans leur expression et représentativité. Mais ce qui s’avère en fait possible, écrit Ingebord Bachmann à laquelle Christa Wolf consacre le premier essai ici traduit, intitulé « La Vérité qu’il nous faut affronter », c’est la transformation. Et l’effet transformateur qui émane des œuvres nouvelles nous éduque à une perception nouvelle, à un sentiment nouveau, à une conscience nouvelle (Leçons de poétique de Francfort).
Ancrée dans une situation historique donnée, l’écriture engage ici totalement, par une « authenticité subjective », la dynamique existentielle de son auteur. Écrire revient à répondre pleinement de ses actes (l’auteur authentique répond de ses actes dans l’activité scripturale, par le truchement et le viatique de celle-ci). Écrire revient à faire émerger, en la faisant sourdre du réel même où elle se tient toujours dans son possible surgissement et son actualité brûlante – son immanente résurgence – une signification inscrite/écrite « derrière des événements apparemment sans lien et insignifiants » (p.14).
Depuis l’essai de 1966 consacré à la romancière et poète Ingeborg Bachmann (La Vérité qu’il nous faut affronter. Prose d’Ingeborg Bachmann, p.7-25) jusqu’au discours de remerciement prononcé par Christa Wolf un an avant son décès, en 2010 lorsque lui fut décerné le prix Uwe Johnson, ces textes permettent de découvrir la permanente réflexion sur la littérature que mena l’écrivain, parallèlement à son travail de création romanesque. Textes révélateurs de la posture tenue par cet écrivain considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue allemande, tant sur le plan politique que dans le domaine esthétique, « poéthique » au sens large du terme si l’on ne perd pas de vue le statut donné ici à la littérature : celui d’un combat à mener « en résistance », « contre ».
Une poétique exprimée dans ces essais, discours, interventions, textes de fiction littéraire écrits entre 1966 et 2010 et dans lesquels Christa Wolf s’assigne à dissidence le devoir de parole (Maintenant tu dois parler ! 2009), en figure d’opposition au discours officiel ou en éclaireur, en illustrant une défense de « l’authenticité subjective » en rupture avec les normes du réalisme socialiste à l’œuvre dans la seconde moitié des années soixante ; en affirmant (aussi) et en précisant le rôle et la portée de la littérature dans le champ obscur de la réalité, sans oublier cette facette moins connue de Christa Wolf révélée dans trois textes de 1998, 2003 et 2004 : son humour.
Un recueil à découvrir. Un auteur à re-découvrir.
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L’essai consacré à la romancière et poète Ingeborg Bachmann, La Vérité qu’il nous faut affronter. Prose d’Ingeborg Bachmann, offre une vision du rôle de la littérature sans doute en accord avec la conception personnelle de Christa Wolf. Prendre conscience de ce qui est, réaliser ce qui doit être. La littérature n’a jamais pu se fixer objectif plus ambitieux (p.8).
On est devant un champ de bataille. On voit les forces se rassembler. La poésie, la prose, l’essai empruntent la même direction : quittant ce qui est incontestable pour ce qui pose problème, l’habituel pour l’inhabituel, ce qui n’engage pas pour l’engagement et même l’attachement, ce qui est imprécis pour l’authenticité. « À moi, les mots ! » Une sorte de cri de guerre, qui ne manque pas de courage, ni de dignité (p.9).
Un rôle représentatif ? L’écrivain comme représentant de son époque, c’est ce qu’Ingeborg Bachmann, modeste par ailleurs mais non sans fierté, ose prétendre (p.9).
L’œuvre d’Ingeborg Bachmann est de signification plénière, engagée totalement dans l’obscurité du monde qu’en tant qu’écrivain elle regarde avec une lucidité courageuse et perçante, créatrice. L’affirmation de soi au sein de la masse écrasante et du langage creux motive essentiellement ses œuvres – non pas sur le mode de la faiblesse, pour se défendre, précise l’essayiste ici Christa Wolf, mais sur un mode actif, comme un prolongement de soi, un mouvement dirigé vers un but (p.11). L’affirmation de soi est ici énoncée comme un processus créateur et créatif. Sans illusions, l’artiste-créateur reste incorruptible.
La force démonstrative de cet essai s’articule en quatre chapitres : 1) le postulat d’une voix conforme à la vérité, celle d’un écrivain voulant changer l’état, le cours des choses ; 2) la question de savoir ce que devrait être la littérature pour pouvoir changer l’état des choses (Devenir voyant, rendre les autres voyants, motif fondamental du rôle représentatif de la littérature dans l’œuvre d’Ingeborg Bachmann ; l’affirmation de soi comme processus vital/créatif) ; 3) la nécessaire transformation à l’œuvre dans l’écriture, ancrée dans une situation historique donnée ; l’écriture de fait engagée dans la transmission et le décryptage des conflits majeurs de son époque et l’engagement authentique et désespéré de l’écrivain lui-même ; 4) les modalités de cette transformation dans le travail d’une telle écriture, ses conséquences sur le statut de la littérature en tant que possible institution morale, sur la posture de l’écrivain intégralement engagé, et contemporain par son engagement de ses lecteurs impliqués dans son œuvre comme indissociables collaborateurs.
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L’essai suivant, daté de 1968, remplit une cinquantaine de pages et divise en neuf chapitres le fil de son raisonnement sur la thématique du Lire et écrire. Problème crucial puisqu’il donne en partie le titre du recueil Lire écrire vivre (titre original : Lesen, schreiben). Dans ces pages, Christa Wolf tente de justifier une activité qui ne va pas de soi, à savoir la prose littéraire. Ancrant l’objet de son étude dans la situation historique qui était la sienne au moment de la rédaction de ce court essai (1968), l’écrivain pose les questions fondamentales relatives au bien-fondé et à la légitimité du « lire » et de « l’écrire ».
Christa Wolf part du postulat qu’une nouvelle manière d’écrire traduit une nouvelle façon d’être au monde. A partir de ce postulat l’écrivain s’interroge : la façon et les formes d’écriture changent-elles au cours d’une même existence, au fil de l’Histoire ? Quels enjeux de l’écriture sont-ils à l’œuvre à l’époque où l’auteur rédige cet essai ? Quel statut reconnaître à l’écriture, où peut se reconnaître l’écrivain ? Quelle place occupée et à occuper pour l’écriture ?
Le besoin d’écrire d’une manière nouvelle résulte – avec un certain décalage il est vrai – d’une nouvelle manière d’être au monde, écrit en première ligne l’auteur de Lire écrire vivre. A la fin des années 60 lorsqu’est rédigé cet essai, le progrès scientifique et technique marque de son empreinte les savoir-faire et les modes de vie d’une société en mutation. Aussi, les sciences de l’information émergent de leur propre champ d’investigation et commencent à se tailler une place dans le domaine public, délestant la prose de cet espace d’écriture. Les sciences humaines, sciences médicales spécialisées telles que la psychiatrie investissent aussi le champ des relations humaines, et tracent les limites de leur champ d’exploration sur celui auparavant parcouru par la prose. Technique et science progressant : la radio, le cinéma, la télévision assument la fonction d’instruire, de divertir et de distraire un public qui, d’une part est avide de savoir et qui, d’autre part, s’ennuie. (…) Ainsi les mass media empiètent-elles désormais sur un terrain livré auparavant à part entière à la prose faute de « prétendants ». Même Les sciences (…) gagnent du terrain sur elle.
Le travail de l’écriture évolue nécessairement avec l’espace en œuvre de son milieu de vie, son contexte détermine ses champs d’action. Cependant qu’est-ce ?/qui ? détermine ce surgissement ? Comment justifier cette activité qui ne va pas de soi ? Pourquoi écrire ? Que peut la prose ? Pour quoi/ pour qui/ écrire ? Pour analyser, interpréter la réalité ? Mais les sciences de l’information, émergeantes à la fin des années 60, relaient désormais la prose dans l’exercice de cette fonction. Mais alors pour quelles raisons écrire cette réalité ?
Très importante, la dernière partie de Lire écrire vivre clôt en apothéose ce qu’annonçait le titre de l’essai, à savoir la posture fondamentale, cruciale, fondatrice en même temps qu’elle s’instaure créatrice, de l’écriture. Une écriture fondatrice et vectorielle. Qui peut et qui se doit probablement d’intervenir dans le champ d’action de la société. À une évolution constante et une transformation permanente des modèles de sociétés correspondent des tracés modifiés du champ des possibles d’intervention de la création et, en l’occurrence, de la prose. Ce dont nous avons besoin, affirme Christa Wolf, c’est d’une accompagnatrice incorruptible, en même temps compréhensive, pour une expédition audacieuse et riche en périls. Si la prose créative et créatrice semble si importante, c’est qu’elle fonde un humanisme incontournable pour édifier une humanité en perpétuelle construction d’un sens indispensable à son épanouissement, à son enrichissement. La résonance des lignes qui suivent – en cette année 2015 marquée par des événements tragiques commandités par des organisations et des êtres dont le fanatisme a atteint un niveau de barbarie insoutenable – près d’un demi-siècle après leur écriture – interpelleront sans aucun doute le lecteur :
Il n’était pas dans notre intention de soulever des questions sur l’humanité, mais de tenter de justifier quelque peu une activité qui ne va pas de soi. Sans nier les motivations les plus personnelles, d’ailleurs à nos yeux les meilleures, parce qu’elles sont à coup sûr efficaces. C’est précisément de ce genre de motivations très personnelles, d’un intérêt tout personnel pour elle-même, que l’humanité aurait besoin.
C’est-à-dire que l’individu en aurait besoin, lui à qui la prose s’adresse. S’il est vrai que tout dépend des formes de société où apparaissent les nouvelles inventions de la science et de la technique, il ne faut pas oublier que tout « ordre » fasciste commence par gommer l’individu ; que l’idéologie bourgeoise attache aujourd’hui beaucoup d’importance à cette affirmation : on peut faire n’importe quoi de tout être humain. (…) Ce serait un état anhistorique et cela signifierait en même temps la fin de l’histoire, la fin, pour l’humanité, de toute attache à ses origines et de tout espoir d’avenir. (…) La prose s’efforcera (…) de maintenir l’être humain en contact avec ses origines, d’affermir sa conscience de soi qui est devenue si fragile que dans les pays hautement industrialisés beaucoup de gens se réfugient dans le suicide ou dans l’impasse des névroses. Un processus qu’une certaine tendance de la psychiatrie croit devoir combattre par des méthodes de « désensibilisation », par un entraînement radical à se plier à la norme. D’autres voient une issue dans le « retour à la nature », une absurdité romantique stigmatisant la technique, qui est pourtant le seul moyen de nourrir et vêtir une humanité qui se développe par bonds : on ne peut conserver artificiellement une attitude naïve par rapport au monde et à la vie.
Reste donc la voie étroite de la raison, de l’accès à l’âge adulte, de la maturité de la conscience humaine, le pas à franchir consciemment de la Préhistoire à l’Histoire. Reste la décision de devenir majeur. Si on a besoin pour cela de défricheurs, d’accompagnateurs, on n’a pas de souci à se faire pour la prose ; car elle est elle-même un produit du processus de maturation de l’humanité, développée sur le tard, véritablement inventée pour créer et exprimer des différenciations. La prose crée doublement de l’humain : par l’écriture et par la lecture. Elle élimine les simplifications mortelles en indiquant les possibilités d’exister d’une manière humaine. Elle sert de fonds d’expérience et apprécie les structures de la coexistence humaine du point de vue de la productivité. Elle est capable de comprimer et d’économiser du temps en passant en revue, sur le papier, les expériences qui se présentent à l’humanité, rejoignant ici les critères de la société socialiste. L’avenir dira combien il importe d’élargir le champ d’action des hommes. La prose peut faire reculer les limites de notre savoir sur nous-mêmes. Elle maintient en éveil en nous la mémoire d’un avenir avec lequel nous ne pouvons rompre, sous peine d’anéantissement.
Elle aide l’homme à devenir un sujet.
Elle est révolutionnaire et réaliste : elle nous engage à tenter l’impossible.
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Les trois textes qui suivent – Lui et moi (1998), Monsieur Wolf attend des invités (2003) et Rendez-vous photo à L.A. (2004) – dégagent tendresse et humour. Christa Wolf y évoque son existence avec son époux, l’essayiste Gerhard Wolf. Aucune complaisance, aucun grincement de rancœur ou de ressentiment, aucune place pour des clichés d’ordre sexiste ou à l’emporte-pièce, une analyse toute en finesse et empreinte de délicatesse, de la vie conjugale. Un tracé littéraire, lucide et drôle, d’une existence à deux, pas toujours facile. Le texte Monsieur Wolf attend des invités est savoureux et d’une originalité soutenue qui ouvre l’appétit (l’appétit de le relire, l’appétit de pratiquer l’art culinaire)…
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Revenant sur le livre Pelures d’oignon (2007) de Günter Grass (disparu en mars 2015), Christa Wolf mène simultanément une réflexion sur l’écriture autobiographique, plus particulièrement sur cette « écriture de la confession » pratiquée par une génération à laquelle Günter Grass et elle-même appartiennent et à laquelle fut assignée une biographie loin d’être anodine, pleine de ruptures, de contradictions, de contraintes, de ratages et de défaillances. Christa Wolf précise d’emblée la difficulté de cette entreprise, d’une écriture passant par le pacte autobiographique (P. Lejeune), d’une écriture de la confession, – difficile parce que, pour être réussie (…) la plupart du temps elle doit faire mal. (…) Elle doit être pénible. Doit prendre aux tripes. (…) parce qu’on hésite à exposer en public ce que l’on s’est avoué, ce qu’on a fini par exprimer.
Initiative d’une entreprise littéraire pénible donc, à laquelle l’auteur du Tambour semble s’être livré.Qu’on finisse toujours par s’y risquer, remarque l’essayiste, peut s’expliquer, entre autres, par une certaine dose de naïveté que recèlent apparemment les gènes de l’écrivain, comme si, en publiant son livre, celui-ci, en dépit de toutes les expériences contraires, espérait en fin de compte, inconsciemment bien sûr, un miracle : de la compréhension. Une entreprise qui semble vouée à l’échec, d’autant plus au sujet d’un écrivain comme Günter Grass, dont le passé assombrit l’œuvre et le parcours : Je parle donc de Günter Grass qui, pelant les oignons, se pèle lui-même et porte sa peau au marché. (…) Après une œuvre narrative considérable, qui reprend sans cesse ces motifs (d’une histoire nationale et individuelle cahotée par les contradictions d’une génération confrontée aux affres de la Seconde Guerre mondiale), plus ou moins directement, souvent sous une forme fantastique, Günter Grass, sur le tard, s’est résolu à les aborder directement et en relation avec sa personne : un procès – c’est le mot qui convient – de découverte de soi-même, au risque de se perdre dans cette époque qui ne veut pas finir. Un livre allemand.
Un « procès en quête d’identité » – tel peut se définir Pelure d’oignon. Où des questions essentielles se lèvent : comment pouvons-nous être aussi sûrs de cette identité souvent fièrement revendiquée ?,combien de fois, dans sa vie, devient-on un autre ? Des reproches n’ont pas manqué de fuser sur le passé de Günter Grass. Christa Wolf commente : On peut le lui reprocher, et c’est ce qu’on a fait, avec démesure, je crois ; reproches émanant de gens de plume qui, je suppose, ont toujours abordé en toute franchise et en toute liberté les erreurs et les épisodes embarrassants de leur vie. Et une question d’actualité surgit dans les mots de C. Wolf : Si nombre d’entre eux (des gens de plume), notamment les plus jeunes, ne connaissent pas les profonds conflits de conscience que nous et tant d’autres de notre génération avons connus, c’est que les conditions sociales ont changé.
L’essayiste souligne dans cet article l’incompréhension au final à laquelle Günter Grass s’est trouvé acculé tout au long de sa vie. Incompréhension du fait de sa prise de position lors de la Seconde Guerre mondiale ; incompréhension de la part de l’opinion publique vis-à-vis de cette position, jusqu’à la confession écrite que représenta Pelure d’oignon et qui ne fit de facto qu’aggraver le décalage entre l’écrivain et ses contemporains. Incompréhension de contemporains qui ne voulurent pas assumer cette page noire de l’Histoire et ne voulurent pas engager de réflexion collective. Une entreprise solitaire donc, laquelle aurait pu être lieu solidaire. Quiconque aurait lu consciencieusement le livre en entier aurait pu s’apercevoir que quelqu’un ici se sent tenu d’exprimer une détresse morale qui se rapporte plus aux comportements ordinaires qu’à un événement spectaculaire ; ce que beaucoup d’entre nous ont pensé, senti, fait ou laissé faire avec crédulité sous le Reich millénaire, mais ce pour quoi lui, avec une sensibilité exacerbée diront certains, n’accepte pas les habituelles excuses, par exemple parce qu’il était un enfant, donc facile à abuser. Exprimer cela, briser le silence sur ce sujet, était pour lui nécessaire, et uniquement possible en recourant seulement maintenant à la première personne.
C’est dans ce tissu de narration et de dévoilement, de doute et de réflexion, de discours sur soi-même et dans ce flot de souvenirs que pouvait enfin être également inséré et assumé cet épisode qui ne pouvait bien sûr que susciter le trouble mais que l’on a alors extrait de l’ensemble du livre, pour déclencher le scandale. Condamner, plutôt que de tenter de comprendre et de discuter, de poser des questions et – mais sans doute est-ce trop demander – se soumettre soi-même à un examen. Une fois de plus, on a raté l’occasion d’une réflexion collective.
Enfin Christa Wolf évoque ce lourd silence qui longtemps pesa et pèse encore sur les terribles dégâts générés par la guerre. Le sentiment de gêne que ce livre (Pelure d’oignon) a suscité en moi est d’un autre ordre. Grass décrit, après sa formation comme tankiste de la division SS Jörg von Frundsberg, sa première et unique participation aux combats et comment il fait l’expérience de la peur. Comment l’apocalypse déferle sur lui et comment il ne tire pas un coup de feu et frôle la mort à trois reprises. La guerre, dans sa forme la plus criminelle. Trente, quarante pages que j’aurais volontiers sautées lors d’une seconde lecture. Que Grass lui aussi, comme des milliers d’hommes au retour de la guerre, a d’abord « sautées », en fait refoulées et tues, de même que d’autres Allemands, des milliers aussi, les coupables en fait, ont gardé le silence sur les responsables des forfaits auxquels ils ont participé.
Une image a surgi devant moi, dont je n’ai pu me débarrasser : c’est sur une large couche d’ossements, sur les ossements en décomposition des victimes, que l’on construit l’Allemagne d’après-guerre : intacte, propre, confiante en l’avenir. Et longtemps silencieuse. Voilà aussi ce que nous apprend ce livre, notamment par la description très concrète de l’après-guerre : combien de temps il fallut pour prendre connaissance de certains faits horribles, et combien de temps encore pour parler de ses propres expériences. Et la plupart, nous le savons, ne parlent jamais.
Puissent les lecteurs de Günter Grass – ainsi Christa Wolf formule-t-elle son vœu – le suivre dans ce procès en quête d’identité mené dans ce livre Pelure d’oignon où aveu et compréhension sont décrits.
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Réflexions sur le point aveugle constitue le discours que C. Wolf prononça en 2007 pour l’ouverture à Berlin du 45ème congrès de l’Association internationale de psychanalyse. Le « point aveugle » renvoie, à l’origine, en termes de physiologie (…) à une tache insensible à la lumière sur la rétine des vertébrés à l’endroit où le nerf optique rejoint le globe oculaire. Au sens figuré, elle signale la faiblesse de perception, souvent le refus, d’une personne – ou d’un groupe de personnes – de certains segments de la réalité ou particulièrement de stimulants moraux. Chacun de nous a un ou plusieurs points aveugles, mécanismes de protection contre des vérités et des connaissances qui, à un certain moment du moins, seraient insoutenables.
Ce mécanisme de protection, enclenché par un individu ou une collectivité, contre des vérités et des connaissances insoutenables est soumis par l’essayiste à un ensemble de réflexions aboutissant à des questions essentielles difficilement soutenables. Comme cette question cruciale engageant le sens même à donner à sa propre existence pour une catégorie d’individus rescapés des crimes contre l’Humanité perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale : Comment a-t-on pu aboutir à Auschwitz ?
Christa Wolf pose dans ce discours le problème levé dans une conscience individuelle et/ou collective pour peser son engagement, par suite sa responsabilité, face au sens des réalités et pour engager véritablement une réflexion lucide et autocritique. Esquiver une confrontation avec son propre passé peut signer un délit de fuite, pour éviter de s’interroger sur sa responsabilité, rejetée sur « les autres » – au prix de transformer l’autre partie du pays en un point aveugle. Mais ce processus d’oubli volontaire engagé comme réaction de survie d’une conscience malheureuse, est-il seulement inévitable « en certaines situations, où l’entière perception d’une réalité contradictoire, avec ses interdépendances et conséquences paralyserait les mouvements nécessaires » à une possible reconstruction d’une conscience éclairée, réconciliée avec son passé noir et douloureux, par-là même avec elle-même ? L’émergence d’une telle conscience éclairée et rationnelle est-elle seulement possible dans ce « beau nouveau monde » embarqué dans un magma de contradictions qui nous submergent et avec lesquelles nous coulons tous dans le même navire de guerre ; ce beau nouveau monde troué de tant de points de désolation sur notre planète. Auschwitz. L’archipel du Goulag. Coventry et Dresde. Tchernobyl. Le mur entre la RDA et la République fédérale. La déforestation au Vietnam. Les tours détruites du World Trade Center à New York. Des forces destructrices massives retournées contre nous-mêmes, employées dans un consentement collectif passif. Nos points aveugles…
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Dans le texte Maintenant tu dois parler ! de 2009, Christa Wolf décrit l’épisode de l’affrontement au cours duquel l’écrivain fut la seule à s’opposer au discours officiel après la session plénière du comité central du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne). Rappelons que l’écrivain fut membre de ce parti de 1949 jusqu’à sa dissolution. La série d’articles où ce texte prend place a pour titre « Mon Allemagne »,précise l’essayiste. C’est de la République fédérale qu’il s’agit, à l’occasion du soixantième anniversaire de sa fondation. Autrement dit la plupart des sujets ici abordés portent sur l’histoire de l’État ouest-allemand.
Christa Wolf revient sur le rôle décisif joué dans sa vie par le onzième plénum du comité central du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), en décembre 1965. Ce plénum consacré à la culture et aux questions économiques « fut l’une des expériences les plus bouleversantes » de ce que Christa Wolf, de son propre aveu, avait vécu jusqu’alors en politique. À partir de 1963, explique l’essayiste, avait été introduit dans l’économie de la RDA le Nouveau Système économique de planification et de direction de l’économie nationale (NÔSPL). L’objectif était de remédier au manque d’efficacité de la production nationale en confiant plus de responsabilité aux entreprises et en réduisant les pesanteurs bureaucratiques. Cette tentative était condamnée à l’échec, entre autres parce que des structures économiques plus efficaces auraient supposé une démocratisation des structures politiques. Mais perçue par l’élite dirigeante comme la menace d’une perte de pouvoir, elle fut bloquée.
La suite nous la connaissons, face aux stratagèmes d’ordre politique, à la stratégie politicienne, après avoir constaté que le compte-rendu « authentique » de la réunion de ce onzième plénum du comité central du SED ne faisait aucune mention ni allusion aux réfutations exprimées par certaines personnalités du monde culturel et en l’occurrence à la réfutation de Christa Wolf elle-même, cette dernière refusa le parti pris d’une position relativisant l’importance des faits et prit la décision radicale de démissionner du comité central – ce qui lui fut accordé. Les conséquences du plénum furent pour certains dissidents en position d’objecteurs et ayant fermement exprimé leurs objections – les conséquences furent dramatiques parfois. Christa Wolf les énumère dans les dernières lignes deMaintenant il faut que tu parles ! achevant ainsi d’accomplir son « devoir ». La résistance d’intellectuels de la RDA ne s’éteignit pas pour autant, entraînant un phénomène de polarisation afin de renforcer la continuité d’une forme de résistance au pouvoir politique en place.
N.B. : Christa T., écrit en 1972 et commencé dans sa rédaction dans l’année qui suivit le plénum, continuera d’éclairer le lecteur sur la position de Christa Wolf.
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Le dernier texte donne à lire le discours de remerciement que Christa Wolf prononça lorsque lui fut décerné en 2010 (un an avant sa mort) le prix Uwe Jonhson, ce qui lui donna l’occasion d’évoquer ses rencontres avec cet écrivain. Un homme dont elle put dire lors d’une première rencontre qu’il faisait partie de ces personnes condamnées à cette devise : être ainsi et pas autrement. Incarnation ducombat avec une contradiction interne qui, chez tout écrivain mais notamment chez lui, est l’un des plus importants déclencheurs de l’écriture. Etre infiniment vulnérable tout en exigeant de soi-même et des autres un maximum de perfection. Christa Wolf engage ses concitoyens à considérer l’existence profondément contradictoire d’Uwe Jonhson avec une réflexion compréhensive. Pour nous efforcer de comprendre l’étroite, indissoluble imbrication de cette biographie avec les circonstances qu’elle a traversées, auxquelles elle a été exposée. Et avec la façon particulière et opiniâtre de cet auteur de tenter d’en venir à bout : dans une œuvre qui n’a pas son pareil.
Murielle Compère-Demarcy
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