Lipstick Traces, Une histoire secrète du vingtième siècle, Greil Marcus (par Didier Smal)
Lipstick Traces, Greil Marcus, Folio, juin 2021, trad. anglais (USA) Guillaume Godard, 672 pages, 15 €
C’est une question lancinante, qui permet à l’une ou l’autre publication de concevoir un numéro spécial, tel que le fit Le Magazine Littéraire, il y a quasi vingt ans ! existe-t-il une littérature rock ? Non, définitivement non. Il existe des romans, nouvelles et poèmes qui ont tenté avec plus ou moins de bonheur de traduire l’esprit du rock (on pense au Human punk de John King, belle réussite littéraire et musicale), d’autres qui partagent une vision du monde, de la vie, pour une époque donnée (ainsi, le cyberpunk est-il soluble dans le Radioactivity de Kraftwerk ou les disques de Cabaret Voltaire ?) ; il existe aussi de remarquables plumes critiques, que l’on soit ou non d’accord avec leurs goûts – Lester Bangs, Nick Tosches, Jon Savage, Nick Kent ou encore, en France, Patrick Eudeline ; ces journalistes, dans de rares pages, sont parvenus à rendre en quelques paragraphes l’influx énergétique d’un disque écouté à un volume sonore indécent parce qu’il remuait les tripes – peut-être l’auteur de ces lignes y est-il parvenu aussi, dans une autre vie. Juste à côté du rock, il y a la littérature « beat », fumeuse au propre comme au figuré, et qui, au-delà de toute considération intellectuelle ou universitaire, est illisible soixante-dix ans plus tard – qui prend plaisir à lire le salmigondis qu’est Sur la route ? Bref, littérature et musiques d’origine afro-américaine, blues, jazz, rhythm’n’blues, soul, rock’n’roll, etc., c’est un mariage dans l’ensemble stérile.
D’autant qu’une anecdote célèbre permet de pointer la limite de tout discours critique ou littéraire sur le rock. C’était au début des années 2000 ; sur un forum dédié aux chansons de Bob Dylan, était débattu le sens profond de Blowin’ in the wind, lorsque un intervenant a posté un message laconique, indiquant en substance qu’il s’agissait peut-être tout simplement des élucubrations d’un gamin âgé de vingt-cinq ans. Tollé général, insultes, et qui es-tu pour oser proclamer une telle infamie ? Réponse : Bob Dylan. Il a prouvé son identité en interprétant le lendemain soir, lors d’un concert, une chanson jamais mise à son répertoire en public précédemment. C’est Dylan lui-même, depuis nobélisé il est vrai, qui pointe la limite du discours sur le rock : l’intellectualisation, la branlette mentale (mais il est vrai que la branlette physiologique a connu ses multiples heures de gloire musicales depuis le blues jusqu’à la pop actuelle en passant par le punk, l’extase, si l’on peut dire, étant atteinte avec le Orgasm addict des Buzzcocks). C’est un phénomène typiquement franco-américain (les Anglais semblent plutôt épargnés, les veinards) : au risque de perdre de vue la chanson, le disque, on blablate, on discourt, on se gargarise – alors qu’il s’agit peut-être tout simplement de dire que Tutti Frutti en est un, et un fameux, de gargarisme. Le rock, dans son essence, n’est pas intellectuel – et c’est lorsqu’il le devient qu’il est insupportable, qu’il s’agisse de Pink Floyd (cette musique destinée à tester les chaînes hi-fi) ou de Talking Heads (les disques à lire avec des lunettes à montures d’écaille), c’est du pareil au même. Il est donc amusant de constater que l’Américain Greil Marcus, dans Lipstick Traces, son essai le plus célèbre, pointe le défaut majeur du rock des années soixante-dix, son détachement du réel, détachement enfumé ou pire, pour expliquer l’émergence du punk, tout en se livrant à des exercices de virevoltes intellectuelles.
Reprenons : Lipstick Traces est un essai écrit en 1989 et traduit en français neuf années plus tard ; il avait alors fait forte impression sur l’ensemble du monde de la critique rock, et même littéraire, et l’on gardait de la lecture de cette brique, lue vers l’âge de vingt-cinq ans, un bon souvenir. D’autant qu’elle était cautionnée par une compilation assez bruyante et énergisante, et qu’on prenait à l’époque plaisir à lire en écoutant et écouter en lisant – quiconque a lu The Commitments de Roddy Doyle en écoutant une compilation Stax, comprendra. Déjà à l’époque, Lipstick Traces présentait un léger bémol en français, comme nombre de romans ou d’essais anglo-saxons siglés « rock » (le plus hilarant à ce titre étant le roman Haute Fidélité de Nick Hornby) : la traduction de Guillaume Godard qui, comme tout bon traducteur, est certes qualifié pour faire passer d’une langue à l’autre un ouvrage, mais coince un rien dès qu’il s’agit d’aborder le langage du rock, en particulier les noms de groupes ou les titres de chansons. Ainsi, le second groupe de John Lydon, des Sex Pistols, s’appelait Public Image Ltd., c’est son nom sur chaque pochette, dans chaque catalogue ; pourquoi le traduire par « Image Publique SA » ? C’est con. Aussi con que traduire « Let me learn to despise » (un vers de Fairport Convention) par « Apprends-moi le mépris », au risque du contresens. Mais il y a plus grave, bien plus grave. Marcus effectue tout un développement à partir de la chanson des Sex Pistols, Belsen was a gas, et Godard rate tout à fait l’ironie du titre par le double sens du mot « gas » dans l’argot britannique des années soixante-dix et, au passage, par le fait qu’il n’y avait aucune chambre à gaz à Belsen – qui a certes traumatisé l’imaginaire anglais autant qu’Auschwitz l’américain, mais c’était justement tout le nihilisme des Sex Pistols qui s’exprimait dans cette chanson, un attentat au bon goût, au passé « glorieux » d’une Angleterre alors peu à peu peuplée de chômeurs. Rater la traduction du titre de Belsen was a gas, en perdre le sens, c’est nier son essence même – sans mauvais jeu de mots.
Cette considération sur la traduction parfois… rock’n’roll de Lipstick Traces permet de revenir à l’essai de Marcus, et son point de départ : l’apparition foudroyante des Sex Pistols dans le morne paysage musical des années soixante-dix, ses conséquences et, surtout, le sens à lui donner dans une généalogie de la contre-pensée du XXe siècle. Si on était de mauvaise foi, vingt ans plus tard et à la relecture, on renverrait à Marcus une remarque façon Dylan : ce sont quatre mecs qui foutent un bordel d’enfer, certes réunis par un fripier, le matois Malcolm McLaren. Point. Et fi de six cents pages partant un rien dans tous les sens. Ce serait stupide, mais pas tellement dénué de sens. Certes, Marcus évoque le dernier concert des Sex Pistols, mais sur cent soixante pages, analysant des ressentis liés à la sociologie, à la philosophie, à l’histoire, mais oubliant parce qu’il avait trente-deux ans en 1977, que pour des millions de gamins, jusqu’à dix ou vingt ans après les faits, la première audition des Sex Pistols a été un choc fondamental, quasi une seconde naissance, brutale, sans nulle intellectualisation ; que pour nombre de personnes, les Sex Pistols (tout comme d’autres artistes musicaux – avoir douze ans en 1957 et entendre Great Balls of Fire sur les ondes de Radio Luxembourg, ça a dû changer des vies) sont avant tout un moment de révélation. C’est ce que l’on peut regretter, chez Marcus : toutes ses analyses sont exactes, mais il oublie de dire l’essentiel – la vibration ressentie, prise dans les tripes. Il intellectualise, péché capital face à toute expression artistique non intellectualisante.
Enfin, quand on dit que toutes ses analyses sont exactes, il convient aussi de nuancer : Marcus a parfois des points de vue surprenants, typiquement nord-américains au fond, sur le rock, son histoire, ses interactions (Bowie est ainsi quasi absent de la généalogie des Sex Pistols, selon lui, et s’il mentionne The Stooges, c’est avec un haussement d’épaules – omettant de dire à quel point No Fun, ça ressemble aux prémices de No Future). Cela n’est rien, on a déjà lu et entendu plus grave. Ça passe. Plus agaçant parfois est le fait que Marcus se livre à d’étonnantes contorsions qui lui permettent de placer des éléments de sa vaste (contre-)culture. Un exemple ? Le fait que Johnny Rotten, à la fin des Sex Pistols, reprenne son nom de baptême, John Lydon, incite Marcus à le comparer à l’anabaptiste Jean de Leyde, hérétique totalitaire du XVIe siècle. Il est ainsi, Marcus : tout à son sujet, à ses fiches, il part en vrille, façon soliste de jazz, se fendant soudain de quelques pages sur un obscur film anglais de 1967, Quatermass and the pit, pour se livrer à une exégèse philosophique absconse sur la société de consommation ultra-libérale. C’est amusant, lorsque l’on partage ce type de point de vue, cette culture sauvage assénée avec assurance comme étant essentielle ; ce l’est moins lorsque l’on a vingt ans de plus, que l’on s’est détaché de cette façon de se flagorner entre gens qui savent.
Pour autant, il serait idiot de décréter que Lipstick Traces est juste un brillant exercice de voltige contre-culturelle, un peu vain, destiné aux seuls aficionados de name-dropping, regorgeant de références à l’Internationale Situationniste, Richard Nixon, Carl Perkins ou encore Mussolini, le tout bouillonnant dans un chaudron près d’exploser. Car, et c’est au fond ce qui fait primer l’enthousiasme sur l’agacement à la lecture de cet essai, Marcus est intelligent autant qu’intellectuel, il connaît sur le bout des doigts la traduction « pop » des soubresauts politiques, économiques et intellectuels du XXe siècle, de Dada à Mai 68, et il a le sens de la formule qui touche, parfois façon uppercut. De surcroît, son histoire du situationnisme, qu’il fait débuter avec Dada sans faire l’impasse sur les lettristes, est brillante. C’est une histoire qu’il met en rapport avec tout ce qui a pu tenter de générer du chaos face à une société corsetée au possible, où la valeur commune est l’ennui, qu’il faut nourrir d’un divertissement nécessairement frustrant afin que perdure la sacro-sainte consommation. Si Marcus a donné à Lipstick Traces une forme, parfois confuse, menant parfois à des culs-de-sac, prenant d’occasionnels étourdissants virages en épingle à cheveux, faite de rebonds, c’est probablement parce que cet essai, bien qu’intellectuel en diable, tente de retrouver l’essence du punk, qui « était une étape dans une vraie tradition, dont ses acteurs étaient partiellement conscients, mais à qui la plus grande part échappait ; la tradition avait ses propres impératifs, qui fonctionnaient de manière indépendante, indifférente à ce que quiconque pourrait choisir d’en faire ».
En ce sens, si l’objectif de Marcus était bel et bien de tenter de mettre au jour une généalogie de la subversion dont l’enfant, moche mais séduisant, virulent et pourtant fragile, était le punk, Lipstick Traces est une pure réussite. Et son côté parfois désordonné, intuitif, un rien tiré par les cheveux, est lié à son objet même : de Dada aux Sex Pistols, une forme de nihilisme empêche l’idée même de descendance – voire d’ascendance. C’est l’idée de rupture qui prédomine, en particulier avec le monde moderne, normatif au possible, coercitif par intérêt matériel, dépourvu de toute idée de continuité puisque bloqué dans un présent consumériste stupéfié, et qu’il est tentant au possible d’au moins bousculer, et sans se retourner, quitte à en disparaître sans laisser de traces, à la façon du lettriste Serge Berna. Tout cela est exact. Mais tout cela ne peut faire oublier que Never mind the bollocks, here’s the Sex Pistols, c’est avant tout une petite quarantaine de minutes d’un chaos musical dont la rage nihiliste et ironique est le ciment, et que le mieux est d’écouter cet album avec les tripes plutôt qu’avec le cerveau : certaines choses dans la vie, il faut les ressentir bien plus que les expliquer, les vivre plutôt qu’en gloser. C’est d’ailleurs ce dont parlait Allen Toussaint lorsqu’il écrivit la chanson Lipstick Traces en 1962, et ce que laisse toujours transparaître aujourd’hui la voix de Benny Spellman.
Didier Smal
Greil Marcus (1945) est un auteur, journaliste musical (Rolling Stone, Creem ou encore Pitchfork) et critique culturel. Ses essais replacent le rock, de Presley au punk en passant par Dylan, dans une perspective culturelle et historique plus large. Une bonne moitié de son œuvre a été traduite en français.
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